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mots-clés : Gartner, cycles, innovation, Mons, Charleroi, développement urbain, analyse
Introduction

Chers lecteurs,
La ville est mon métier depuis plus de 25 ans, et depuis près de 15 ans, je m’intéresse aux villes dites « intelligentes et créatives ». Le croisement entre ces deux sujets ramène continuellement à un terme : l’innovation. Une ville comme Bilbao fut innovante avec l’arrivée du Guggenheim et fut le déclencheur d’un mécanisme de renouvellement urbain sans précédent dans une vallée industrielle (Construction de bateaux) et métallurgique (fabrication de l’acier pour ces m^mes bateaux). Aujourd’hui, le Pays basque est l’une des régions les plus riches d’Espagne. L’attractivité de Bilbao y contribue fortement. D’autres villes lui ont emboité le pas, parfois avec heurt et malheur, parfois avec bonheur. La raison est la singularité d’une ville par rapport à une autre : s’il y a des livres de recettes d’innovations urbaines, chaque terroir doit la mettre à sa sauce.

Voici de nombreux articles de notre blog pour s’en convaincre :
- Une mégapole Charleroi-Mons-La Louvière : les villes moyennes hennuyères peuvent-elles être créatives ? 23 novembre 2022
- BID (Business Improvement District) ou la Smart City standardisée : l’erreur des modèles, 13 février 2020
- Les enjeux urbains bruxellois sont-ils là où on le pense ? 25 novembre 2019
- De l’autre côté du miroir : le déclin des grandes Métros créatives américaines doivent nous faire réfléchir sur les stratégies urbaines de Charleroi et de Liège, 5 novembre 2019
- Réfléchir au commerce en ville : l’E-commerce IRL, 17 octobre 2019
- RE-Blog : When an Urban Planner is becoming a fortune teller, 22 Avril 2019
- Do the little down town like Charleroi (Belgium) surpass the frontier of tech breakthrough? 9 juin 2019
- The Schroders tech’s ranking Cities, 21 janvier 2018
- Amazon HQ2 : what does it mean about the urbanity of Cities in the digital era?, 10 novembre 2017
Toutefois, notre objectif n’est pas ici de présenter une ultime recette, mais bien de proposer un autre aspect de la notion d’innovation qui est en lien avec mon cours de « villes intelligentes » et qui s’appuie, bien évidemment, sur les aspects technologiques : le cycle d’acceptation technologique. L’un des exemples les plus significatifs et d’actualité est le casque VR qu’Apple a lancé au printemps de cette année et, plus largement, la question des concepts comme « lancement », « sommet des attentes surdimensionnées », Creux des désillusions », « pente de consolidation » et « plateau de productivité ». Des concepts de cycles mis en forme par Gartner (Hype Cycle) .
Mise en contexte théorique

Le cycle d’innovation de Gartner est un modèle qui trace l’évolution de la maturité d’une technologie au fil du temps. Le modèle est divisé en cinq phases :
- Déclencheur d’innovation : C’est la phase initiale, au cours de laquelle une nouvelle technologie est développée ou découverte.
- Pic de l’exagération : C’est la phase au cours de laquelle l’intérêt pour la technologie augmente rapidement, souvent en raison d’une couverture médiatique excessive ou d’un marketing agressif.
- Creux de désillusion : C’est la phase au cours de laquelle l’intérêt pour la technologie diminue, car les utilisateurs commencent à réaliser que la technologie n’est pas tout ce qu’elle était censée être.
- Pente de l’illumination : C’est la phase au cours de laquelle les utilisateurs commencent à comprendre les véritables avantages de la technologie et à l’adopter.
- Plateau de productivité : C’est la phase au cours de laquelle la technologie est largement adoptée et utilisée de manière efficace.
Le cycle d’innovation de Gartner est un outil utile pour comprendre comment les technologies évoluent et pour aider les entreprises à prendre des décisions éclairées quant à l’adoption de nouvelles technologies. Cependant, il est important de noter que le modèle n’est pas parfait et que certaines technologies peuvent ne pas suivre le modèle exactement. Il a d’ailleurs fait l’objet de diverses critiques :
- Les termes désignant les phases relèvent plus de la communication qu’ils ne permettent une étude objective.
- La représentation n’est pas actionnable : elle ne permet pas de déterminer les actions utiles pour développer avec succès les technologies innovantes analysées.
- Il ne s’agit pas d’un cycle, puisque ce parcours est suivi une seule fois.
- Le modèle est banal et apparaît simplement comme une réponse à un choc élastique en mécanique.
Toutefois, ce qui nous intéresse dans cette méthode, c’est son application aux villes qui, si nous y regardons de plus près, sont toutes en phase de transformation numérique ou adaptation à ces changements de paradigmes. Donc les villes pourraient-elles appliquer le modèle de Gartner qui est lié aux innovations technologiques dans un contexte de développement urbain des villes créatives et intelligentes ? Nous avons tenté cette analyse sur deux villes que nous connaissons bien : Mons et Charleroi.
Projet urbain et innovation


Nous nous basons sur le principe théorique que même si les villes de Mons et de Charleroi ne parlent pas nécessairement de stratégies des villes créatives et innovantes, elles appliquent néanmoins les recettes d’autres villes qui assument mieux ces approches théoriques (Londres, Paris, Amsterdam, Barcelone, Valencia, Lyon, Marseille, Lille, Gand…). Bref, elles utilisent les mêmes ingrédients et à leur sauce.
Pour rappel, les critères des villes créatives sont (extrait de l’article : Légoland : bonne ou mauvaise nouvelle ? 25 mars 2021):
La capacité de produire des talents compétents et techniques : précisément, ils signalent l’importance d’avoir un système universitaire fort incluant, bien sûr, une faculté en sciences et informatique, mais également avec un enseignement secondaire de qualité préparant aux universités.
L’accès au marché local et global (mondial) via les infrastructures de qualité : par infrastructure, il est entendu la multiplicité modale (aéroports, autoroutes, rail …), mais également, un réseau de télécommunication à très haut débit (image 2). La question des infrastructures semble une évidence en Europe de l’Ouest, il faut toutefois nuancer cela à l’échelle du monde où le croisement de l’eau, du rail, des routes et des airs est très rare. En outre, et pour un pays comme la Belgique en particulier, la qualité des infrastructures inclut également son accessibilité, donc la question de bonne mobilité… un domaine où certains pays européens sont loin derrière et certaines villes américaines également (Los Angeles pour ne citer qu’elle).
Un lieu durable et connecté : la connectivité ne doit pas se limiter ici à la question des réseaux, mais bien dans la qualité des espaces urbains, en d’autres termes : l’urbanité. Un concept qui définit ce qui fait que la ville est une ville et non un zoning industriel ou centre d’affaires banal et sectorisé sur un territoire. Amazon précise d’ailleurs l’enjeu de la qualité des connexions via les différents modes de transports : vélo, piéton, tram, etc. En d’autres termes, l’intermodalité.
La culture et la diversité : une approche volontariste, mais très calculée c’est-à-dire la nécessité d’avoir de la diversité dans les populations qui seront le gisement de travailleurs. Ce qu’Amazon révèle avec cette demande, c’est le fait que dans une économie mondiale, une multinationale a besoin de gens de tous horizons. Et comme précisé dans le premier point du cahier des charges, si cette multiculturalité est bien formée dans la ville du centre de décision, c’est encore mieux.
Et ce n’est pas parce que finalement Lego ne va pas s’installer à Charleroi pour des raisons stratégiques de groupe, que cette base théorique ne reste pas d’actualité. Ce projet avorté démontre juste qu’une stratégie de développement territoriale doit être flexible.
Définition du cycle d’innovation urbaine
Dans le cadre du projet d’innovation urbaine des deux villes étudiées, nous devons d’abord définir ce qui pourrait être une innovation urbaine. Le cycle d’innovation de Gartner propose une analyse selon un « produit ». Ici le produit est composé d’un plan stratégique. Pour Mons, c’est évidemment l’ensemble du projet de « capitale culturelle européenne », elle-même basée sur son positionnement régional comme « ville de culture et universitaire ». Pour le positionnement stratégique de la ville dans son agglomération, je vous renvoie à mon analyse sur le SDT wallon et plus particulièrement du territoire Mons-Borinage (ici).
A Charleroi, la ville était au fond du trou au début des années 2000 avec un trou noir qui absorbait toutes initiatives de développement en périphérie (à l’époque favorisées). 2006 fut un tournant politique avec un retour des investissements publics et privés en centre-ville. Le projet urbain est matérialisé par le développent supervisé par un baumeester.
On remarquera que les temporalités des deux villes sont différentes et les enjeux de territoires aussi. On peut considérer que la ville de Mons a déjà capitalisé définitivement sur sa position « productive » de la ville culturelle et donc devrait proposer un nouveau cycle d’innovation. Charleroi est encore en pleins travaux, et doit encore se stabiliser.

Dans notre approche théorique, il est important de préciser un point fondamental : si les cycles d’innovations peuvent être très proches (2 à 4 ans), la temporalité des cycles des villes innovantes est beaucoup plus longue. Nous considérons que ces cycles sont de 15 à 20 ans, ce qui est avéré pour la ville de Mons où le projet de capitale européenne de la culture (Pourquoi Mons a-t-elle été choisie comme capitale européenne de la culture ?, 24 janvier 2015, France Info) a été initié à travers l’étude du schéma de structure entre 1996 et 2001) avec une candidature préparée à partir de 2005 et désignée en 2010. Pour Charleroi, nous devons nous attacher à des cycles de financements européens (fond FEDER) et 3 programmations de 5 ans : 2008-2012, 2014-2020, 2021-2027, soit 15 ans aussi. Ce temps long s’explique par la difficulté de manœuvrer un « bateau urbain », tel un tanker qui est initialement à la dérive (puisqu’il doit changer de cap).
Analyse carolorégienne

Le premier projet structurant de « retour en centre-ville » à Charleroi date donc des fonds 2008-2012. Ce projet s’appelait « Phoenix »… tout un symbole qui montre la situation du coeur de ville à cette époque-là. Les projets se sont essentiellement concentrés sur le redéploiement des espaces publics, tous dédiés jusque là à la voiture. Les 3 plus belles réussites furent le Quai 10, centre culturel cinématographique et gaming, la rénovation de la place de la Digue et du quai Rimbaud. Parallèlement, la construction du centre commercial Rive gauche a fait son œuvre, non sans heurts avec une désagrégation du commerce en périphérie (rue du Collège et rue de la montagne). Un phénomène bien connu et qui avait déjà été constaté avec la construction du premier centre commercial carolo au début des années 2000 et qui avait démantelé le commerce des 4 bras à Gilly et la rue Neuve/boulevard de Waterloo (ville haute).



Le deuxième cycle FEDER comprend des investissements mixtes entre les infrastructures et le capital humain. Le troisième s’oriente encore plus sur le capital humain. On relèvera l’inauguration en septembre 2023 des espaces publics de la ville haute en même temps que le campus. La fin du second cycle est donc… Au début de l’amorce de consolidation. Par exemple, certains projets immobiliers dans la ville basse restent peu attractifs, faute de consolidation globale de la dégradation du « trou noir ». C’est particulièrement vrai dans la relation entre le quartier de la ville basse, déjà bien rénové, mais toujours en cours et encore pour 5 à 10 ans) et la ville haute qui est un gouffre d’insécurité. Le second quartier qui constitue le centre-ville intra-muros a aussi un impact sur la ville basse. Toutefois, la ville basse verra dans 3 ans une forte transformation avec l’arrivée de dizaines de milliers de m² de bureaux/administrations régionales pour la capitale sociale de la Wallonie. C’est la pente de consolidations avec une capitalisation des projets en cours de réalisation après de nombreuses années d’études.

Néanmoins, le creux des désillusions est bien là avec un nombre important de personnes actuellement déçues « parce que tout change » et qu’en même temps « ils ne voient rien qui change ». Un paradoxe bien réel et en lien avec les promesses créant un « sommet d’attentes ». C’est la condition politique qui veut cela : présenter des projets papier qui mettront de nombreuses années à être construits. L’exemple de la « Marina » est symptomatique : un projet initié pour les fonds 2008-2012 et qui ne sera réalisé au mieux que dans 3-4 ans.
Toutefois, il faut préciser que d’autres projets montrent que la capitalisation vers le plateau de productivité semble s’amorcer, tel le déploiement de A6K/E6K, un pôle d’innovation numérique et technologique et incluant le super calculateur Lucia (245e plus rapide au monde), le positionnement de Charleroi comme un pôle majeur en bio-ingénierie grâce à un grand pôle de recherche, mais aussi 2 deux des hôpitaux les plus récents de Belgique (1.300 lits). On pourrait encore parler de la mégafactory, usine à microsatellite qui consolidera le site d’Alstom qui travaille sur les différentes fusées Ariane. Ce moment de consolidation est l’opportunité pour le monde carolorégien de se poser la question : et pour la suite ?
Analyse montoise

Comme précisé plus haut, la ville de Mons a quasiment finalisé son cycle, ayant atteint le plateau de productivité en capitalisation sur son attractivité culturelle avec de grandes expositions, mais également avec le renforcement universitaire, internationale et bientôt l’inauguration de sa gare. On remarque les prémices d’un nouveau cycle.

Comme souvent, le basculement d’un cycle complet vers un autre est un moment de frictions. La Covid-19 en fut le déclencheur avec des attentes nouvelles liées à l’apaisement du centre-ville (de plus en plus animé), un centre vert, une forte demande en politiques de développement durable, entre autres via la mobilité apaisée. On précisera que contrairement à Charleroi qui jouit de magnifiques infrastructures de transports publics desservant le centre-ville (BHNS bientôt en construction , finalisation des 5 lignes de tram en étoile, gare rénovée, réduction du parking en cœur de ville, ring vélo…) la ville de Mons est assez pauvre en matière de mobilité alternative avec un BHNS qui tarde à arriver (prévu pour 2026-2028) et une certaine frilosité à réduire l’accès en centre-ville en voiture (parkings gratuits de 2h, etc.). Pourtant les propos recueillis (nous sommes spécialistes des études de la sémantique et du sens de l’écrit sur les réseaux sociaux) montrent un basculement réel et de nouvelles demandes d’apaisement du centre historique cerné par un ring/boulevards. À notre sens, c’est le véritable début d’un nouveau cycle d’innovation où la ville devra s’appuyer sur les technologies (Ethias va offrir une partie de ses bases de données aux communes, pourquoi ? 12 octobre 2022) pour passer d’une contrainte de mobilité apaisée (les bourgeois et leurs voitures, 28 mars 2023) vers un choix de celle-ci ( Il est temps de changer de mobilité : une révolution des mentalités , de Mons à Charleroi pour un instinct de survie, 29 novembre 2022) et ainsi consolider sa qualité de ville patrimoniale, touristique et culturelle. Des villes comme Gand l’ont fait avec bonheur et dans des conditions similaires ( lorsque les villes prennent des risques, ça paie, 12 mars 2020).

Conclusions
Le principe de capitalisation de innovation urbaine est essentiel pour les deux villes et, plus généralement, pour toutes les villes. c’est d’autant plus vrai pour les villes au passé industriel important et qui ont subit de plein fouet l’effondrement industriel des années 1970 et 1980. L’innovation est ainsi un enjeu d’autant plus grand que le produit sur lequel se basait la ville pour vivre et être accueillant… n’existe plus ! Dans le même temps, nous vous rappelons l’analogie du bateau. Une ville est difficile à manœuvrer et ça prend du temps. Il faut donc ne pas se tromper en chemin, même si à chaque fois, nous devons adapter le cap, chaque ville ayant son propre chemin, mais sur la même mer basée aujourd’hui sur la technologie, la connaissance et les enjeux de durabilité.
La Covid a profondément modifié les besoins des habitants en ville et ils seront de plus en plus nombreux dans les années à venir : la ville de Mons construit actuellement plus de 1.200 logements (en permis ou en construction), soit à minima plus de 2.000 habitants. Le fameux « retour à la ville » s’exprime de manière essentielle, mais les villes qui tireront leur épingle du jeu seront celles qui auront intégré le traumatisme de 2020 dans leurs stratégies à venir : c’est un nouveau cycle qui démarre.
Quant au modèle de Gartner, avec ses défauts parfois caricaturaux (publicité, etc.), il permet surtout de simplifier la perception temporelle et longue des transformations urbaines. Un temps long qui est difficilement explicable envers une population qui voit, rêve ou a peur et ensuite ne voit rien arriver ou considère que c’est trop tard, générant des frustrations.

Pour Charleroi, la préoccupation de ce temps long est la place de la périphérie en interaction avec le renouvellement urbain du centre-ville. L’embourgeoisement du centre ne fait aucun doute pour moi, même s’il prendra encore 10 à 15 ans au minimum. Dans le même temps, les habitants de la périphérie carolorégienne ne veulent pas devenir des « habitants de seconde zone » dans une ville peu dense, mais qui fait la superficie de la ville de Paris. Le capital humain devra être partagé.

Pour Mons, il est temps de redevenir innovante de manière radicale avec un projet aussi fou que de devenir capitale culturelle européenne. L’enjeu d’une ville moyenne comme Mons est certainement de libérer l’architecture contemporaine, non pas pour les gestes architecturaux, mais bien plus pour l’innovation environnementale qui en découlerait. En parallèle, l’extraction de la voiture du cœur historique est un enjeu majeur : santé, bruit, convivialité, développement commercial, végétation à la place des parkings, etc. une ville du 21e siècle avec plus de transports en commun que de voitures liées avec au cœur (entre les grands prés et le centre historique) par une gare internationale (trains de nuits…).
Bonne et belle journée à vous.
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Pascal SIMOENS Architecte et urbaniste, data Scientist. Expert Smart Cities. J’ai commencé ma vie en construisant des villes en Lego, j’en ai fait mon métier. Geek invétéré, aujourd’hui je joins mes passions du numérique et de la ville au travers d’une expertise smart Cities et smart-buildings en travaillant en bureau d’étude (Poly-Tech Engineering) et j’enseigne cette même expertise à l’UMONS et l’ULB.
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