LES ENJEUX URBAINS BRUXELLOIS SONT-ILS LÀ OÙ ON LE PENSE ?

Bruxelles, avenue Fonsny

Mots clés : Bruxelles, Florida, développement urbain, immobilier, cohésion sociale
Temps de lecture : 9 minutes.

La semaine de la Toussaint, fut riche en analyses immobilières sur les dernières analyses statistiques régionales et offrent un constat que la région Bruxelloise est une région attractive pour les jeunes, mais délaissée par les trentenaires et plus, en d’autres termes, les familles. La raison principale qui apparaît est celle du coût d’accès aux logements. Pauline DEGLUME l’exprime assez bien dans l’article du 30 octobre 2018 dans l’Écho intitulé « Miser sur la qualité de la ville ». In extenso, elle défend le développement de la densité et la revalorisation du mode de vie urbain, davantage en phase avec l’enjeu écologique.

Intrinsèquement, on ne peut qu’être d’accord si on est urbaniste… encore que : Il me semble que le monde de l’aménagement du territoire bruxellois semble oublier un pan entier de la théorisation urbaine économique du moment, et à l’échelle mondiale. Mais comment pourrait-il en être autrement alors que ces mêmes penseurs de la ville en sont les acteurs privilégiés ?

Casa Jose, bar typique d’Ixelles et de la société des « urbains créatifs »

Explications

Bruxelles n’est pas une île même si chaque île a son propre relief et contour. Loin de moi de développer une approche manichéenne sur la situation locale de Bruxelles par rapport aux grands mouvements urbains mondiaux, mais d’un autre côté, ne pas regarder ce qui se passe ailleurs serait quelque peu académique. Bruxelles est une région cadenassée dans ses 19 communes, c’est donc une forme de Brux « île » qui doit être imaginée comme telle. Or le foncier d’une île est différent d’un territoire perméable. Les institutions internationales contribuent grandement à cette fonction îlienne de renforcement de la demande par rapport à l’offre qui ne peut déborder de ses frontières. L’attractivité de la fonction européenne (mais également de l’OTAN, etc.) place Bruxelles un peu comme le Saint-Barth continental européen.

Mais finalement, toutes ces contraintes sont déjà usitées depuis longtemps et bien analysées. La question se trouve donc peut-être ailleurs et, plus particulièrement, dans le modèle urbain qui a été induit par la nécessité de faire vivre l’identité plurielle de Bruxelles envers et contre l’ogre régional flamand et le désintérêt wallon. Ainsi, et sans véritablement le vouloir, car un peu contrainte et forcée, Bruxelles s’est intégré dans le processus de développement urbain tel que Florida (2002) et Landry (2008) l’ont exprimés dans leurs bibliographies ; celui de la ville créative.

Sur papier, cette approche théorie est une analyse des mouvements et développements urbains initialement portés sur les très grandes villes américaines (NYC, Chicago, SF, Los Angeles) et européenne comme Paris, Londres… Le concept est relativement simple : avec l’émergence de la société numérique, les jeunes cadres dynamiques pensent la ville autrement et ils veulent des services à gogo (Uber, shop’n Go, etc.), une connectivité parfaite telle que la couverture 5G/4G, des espaces publics de qualité (Place Flagey, Fernand Coq, le grand piétonnier bruxellois), des universités de qualité (VUB, ULB, UCL, ….), une mobilité accrue (développement du métro et extension du tram dans les zones sud et nord de Bruxelles).

Bruxelles les bains, Chaque année depuis…
Alors que le projet de développement d’une halte nautique à Charleroi, le long de la Sambre est planifié pour 2023-2025? image : asymétrie. architectes : groupement d’intérêt économique GP+RA

À l’analyse de Bruxelles et de son offre par rapport aux autres villes belges, d’Anvers à Charleroi, de Gand à Liège, aucune de celles-ci ne peut rivaliser avec la vitesse de transformation et d’adaptation à cette nouvelle génération. La place enviée de « plus petite capitale mondiale » de Bruxelles avec ses 180 nationalités différentes (Éric Corijn, 2019) en est la confirmation, sans oublier le renforcement actuel des villes de plus petite taille face aux grandes mégalopoles mondiales.

Afin d’illustrer plus amplement les logiques de villes créatives, nous proposons ici les critères énoncés par Amazon pour installer sur deuxième centre de décision (Headquarter) après celui de Seattle. Nous vous renvoyons vers d’autres publications d’articles plus précis sur la question sur notre blog :la folle course des villes pour séduire Amazon et ses 50.000 jobs (22 mai 2018). Précisons toutefois les enjeux de cette implantation : Amazon proposa 50.000 emplois directs et 300.000 emplois indirects à la clef (2018), calculs basés sur l’approche théorique d’Enrico Moretti, professeur d’économie à Berkeley démontrant dans sa thèse sur les nouvelles géographies de l’emploi (2012) qu’un emploi direct dans l’économie numérique urbaine créait 5 emplois nouveaux.

Le site d’Amazon à Seattle, maison mère.

C’est un basculement mondial dans la nouvelle approche de la gouvernance urbaine par la prise de conscience des enjeux économiques sous-jacents de la nouvelle place des villes dans l’organisation des états et de leurs influences. Ici, Amazon a lancé la compétition de manière unilatérale sur l’ensemble du continent américain et pas seulement les États-Unis. Un exemple démontrant le paradigme temporel et technologique actuel avec, d’un côté l’industrie, ses produits et inventions, et de l’autre les villes avec une implémentation des changements de gouvernance plus longue dans le temps. Une situation renforçant par ailleurs la compétition urbaine entre villes, s’inscrivant de la sorte dans les principes théoriques de la ville créative (FLORIDA, 2002; LANDRY, 2008) intimement liée aux concepts de villes connectées.

Ce combat épique pour l’installation du nouveau centre de décision d’Amazon n’est pas anodin dans la théorie des villes intelligentes et créatives avec une analyse qui doit être complétée par le positionnement géographique des villes dans un monde particulièrement interconnecté. L’analyse de MarketWatch, spécialiste des analyses boursières et sa filiale Dow Jones & Compagny, montre une corrélation entre la localisation des grands flux de données et les villes ayant le plus de chance d’être nominées. L’analyse du cahier des charges d’Amazon (Amazon Wish List, 2017) nous permet également de mieux cerner les enjeux de la ville intelligente en 2019 et recoupant les modèles qui seront plus explicités ci-après. Les 4 critères principaux sont (MURO & LIU, 2017):

  • La capacité de produire des talents compétents et techniques : précisément, ils signalent l’importance d’avoir un système universitaire fort incluant, bien sûr, une faculté en sciences et informatique, mais également avec un enseignement secondaire de qualité préparant aux universités.
  • L’accès au marché local et global (mondial) via les infrastructures de qualité : par infrastructure, il est entendu la multiplicité modale (aéroports, autoroutes, rail …), mais également, un réseau de télécommunication à très haut débit (image). La question des infrastructures semble une évidence en Europe de l’Ouest, il faut toutefois nuancer cela à l’échelle du monde où le croisement de l’eau, du rail, des routes et des airs est très rare. En outre, et pour un pays comme la Belgique en particulier, la qualité des infrastructures inclut également son accessibilité, donc la question de bonne mobilité… un domaine où certains pays européens sont loin derrière et certaines villes américaines également (Los Angeles pour ne citer qu’elle).
  • Un lieu durable et connecté : la connectivité ne doit pas se limiter ici à la question des réseaux, mais bien dans la qualité des espaces urbains, en d’autres termes : l’urbanité. Un concept qui définit ce qui fait que la ville est ville et non un zoning industriel ou centre d’affaires banal et sectorisé sur un territoire. Amazon précise d’ailleurs l’enjeu de la qualité des connexions via les différents modes de transports : vélo, piéton, tram, etc. En d’autres termes, l’intermodalité.
  • La culture et la diversité : une approche volontariste, mais très calculée c’est-à-dire la nécessité d’avoir de la diversité dans les populations qui seront le gisement de travailleurs. Ce qu’Amazon révèle avec cette demande, c’est le fait que dans une économie mondiale, une multinationale a besoin de gens de tous horizons. Et comme précisé dans le premier point du cahier des charges, si cette multiculturalité est bien formée dans la ville du centre de décision, c’est encore mieux.

Ce qui en ressort dans l’analyse des critères d’Amazon pour installer son nouveau centre décisionnel est qu’ils sont à l’évidence ce que Bruxelles peut offrir. Le croisement entre le fait que les villes moyennes mondiales se développent aujourd’hui au détriment des mégalopoles, que Bruxelles est un haut lieu des enjeux internationaux et que la ville est une île ne me fait pas espérer une amélioration dans la stabilisation des populations trentenaires, même avec une politique volontariste de production des logements par une densification urbaine. À cet égard, le bureau d’étude Cooparch avait réalisé une étude sur cette perspective en 2012-2013 et avait démontré que la région pouvait encore absorber 350.000 habitants supplémentaires sans en dénaturer son paysage et ses typo morphologies urbaines typiques. Il y a donc de la marge…

Parlement Européen, Bruxelles

La question n’est donc pas le nombre de logements ni la qualité des espaces publics qui va contribuer à rendre Bruxelles démographiquement plus stable, mais bien qui aura les moyens de s’offrir ces logements et donc quelles politiques et mécanismes proposer pour développer une alternative foncière. C’est d’autant plus vrai que le même phénomène apparaît également dans les mégalopoles mondiales, c’est-à-dire l’éviction des populations avec familles devenues incapables de trouver un logement décent et à un prix encore abordable. Ajoutons à cela une taxation peu favorable pour les familles qui ne savent pas épargner ou investir et le choix final reste les villes périphériques.

Bruxelles, la ville créative par excellence… et d’exclusion des classes moyennes supérieures aussi.

Conclusion

À Bruxelles, il nous semble qu’une nouvelle politique foncière devrait être mise en œuvre, entre autres en déplaçant les investissements dans les politiques de contrats de quartiers vers des investissements fonciers volontaristes dans des lieux encore abordables. L’exemple anglais est en ce sens intéressant, sous les formes de CLT (Community Land Trust) ou d’emphytéoses. Les charges d’urbanisme devraient être augmentées et transférées exclusivement vers le logement, quitte à ce que le logement libre et non conventionné coûte encore plus cher. L’enjeu de l’équilibre démographique de Bruxelles est là. Dans le cas contraire, on risque que dans 20 ans, Bruxelles devienne l’un des NYC d’Europe, avec un cœur de ville hyper bobo et richissime, la première couronne densifiée avec des fonctionnaires européens et internationaux et des jeunes cadres dynamiques des lobbys et multinationales installées dans la région et une population pauvre localisée dans les quartiers sans intérêt (comme à NYC avec Brooklyn et le Bronx). La Upper middle class workers serait délocalisée en périphérie vers les villes secondaires (la banlieue new-yorkaise explose actuellement à plus de 45 km) autour de Bruxelles : Charleroi au Sud, Anvers au Nord, Leuven à L’Est et Gent à l’Ouest. Des villes qui peuvent profiter d’une offre immobilière urbaine et de services qui resterait raisonnable en termes de coûts. Toutefois, cette approche est-elle vraiment durable et résiliente ?

Merci pour votre lecture

Pascal SIMOENS

Architecte et urbaniste, Data Curator.

Spécialiste Smart Cities et données urbaines, Université de Mons, Faculté d’architecture et d’urbanisme

Quelques liens complémentaires :

The Age of megacities

Cities, not nation states, will determine our future survival, Hre’s Why

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