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mots-clés : Mobilité, 1970, Paris, André Gorz, Bruxelles, Charleroi, mobilité, bourgeoisie.
Chers lecteurs,
Mon activité de lecture sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter…) me permet d’annoncer une vérité… Et d’enfoncer une porte ouverte : les automobilistes vivant en périphérie n’aiment pas les plans de mobilité qui réduisent l’accès aux centres-villes. Nous pourrions parler du plan GoodMove à Bruxelles pour lequel on ne lui permet même pas de passer la crise d’adaptation des comportements (alors qu’à Mons, dans le début des années 90, le même genre de plan a été mis en œuvre et qu’aujourd’hui personne ne voudrait en changer…). Il en va de même dans une ville comme Charleroi où actuellement, la politique de réduction de la pression automobile en centre-ville est devenue la mère de tous les maux pour la disparition ou le déménagement des commerces faisant fit du changement radical des comportements depuis la crise COVID en 2020, entre autres le télétravail qui réduit le potentiel des restaurants en semaine à 3/5 (-40% !), les achats en ligne, etc.
Dans ce contexte, et comme nous essayons le plus souvent de le faire, nous allons prendre un petit peu de recul.

« Paris sans voiture, on en rêvait déjà en 1790 »
C’est le titre qui nous a inspirés pour cet article publié le 13 septembre 2018 dans The Conversation, un journal en ligne avec des articles essentiellement composé d’universitaires-chercheurs. L’auteur, Arnaud Exbalin, maitre de conférences à Paris Nanterre
précisons d’amblé que vu l’objet de l’article initial, lorsqu’on parle de voiture, on parle d’une caisse suspendue sur des roues dotées d’essieux, car en 1790, juste après la révolution, la voiture thermique n’existait pas. Cela n’empêchait pas de voir rouler dans la ville de Paris plus de 20.000 véhicules alors qu’il n’y en avait que 300 au début du siècle. Une situation qui amena de nombreux conflits… et de nombreux piétons morts… tient tient, cela ne vous rappelle rien ? D’ailleurs, à cette époque, la voiture devient la première source d’insécurité à Paris et pour les philosophes des Lumières, aller à pied devient une vertu opposée à la mollesse de ceux qui vont en voiture. La marche devient une pratique socialement valorisée pour des raisons d’hygiène corporelle, de clairvoyance de l’esprit, de contact avec le monde. Rousseau s’en fait le chantre, Restif de la Bretonne, une discipline quotidienne et nocturne. Sous la Révolution, le piéton devient une figure politique majeure incarnée par le sans-culotte comme le souligne l’historien Guillaume Mazeau, dans un article à paraître bientôt dans Chimères.
SI nous revenons à la question du pamphlet revendicateur et moral Pétition d’un citoyen ou motion contre les caresses et les cabriolets rédigé par un bourgeois éclairé et dans un très bon français de l’époque, il s’interroge : que peuvent bien valoir la liberté de la presse, la tolérance religieuse, la suppression des prisons d’État si « on ne peut aller à pied [dans Paris] sans un danger perpétuel » ? D’où le sous-titre du libelle – ce n’est pas tout d’être libre, il faut être humain – qui pointe un paradoxe. Alors que les hommes clament tout haut l’égalité des droits à l’humanité tout entière, les habitants de la capitale continuent à être écrasés par les voitures dans l’indifférence du législateur. Il propose alors de terminer la Révolution (« achever l’ouvrage » dit-il) en faisant interdire l’usage des voitures particulières dans Paris.
En 1790 à Paris, la situation politique est inédite, mais la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne se concrétise pas sur le pavé. Les rapports de domination exercés par les usagers des cabriolets sur les gens à pied subsistent plus que jamais.

Voiture et classe sociale
Derrière ce texte se cache également un paradoxe : la voiture est un luxe et par définition, le luxe ne peut être accessible à tous, or ce qui se passe à Paris à ce moment-là, c’est justement une démocratisation (toute relative, bien évidemment) de la vitesse. C’est la vitesse qui devient un luxe et de plus en plus accessible grâce à la création de « taxi » (un carrosse et un coche loués à l’heure ou la journée).
André Gorz, écrivain, journaliste et philosophe à ses heures, co-fondateur du Nouvel Observateur en 1964 déconstruit cette relation absurde entre la voiture, le luxe de la vitesse et son absurdité aujourd’hui dans les villes contemporaines ou les vrais riches sont les piétons. Nous allons décortiquer un peu, morceaux choisis de sont texte initial disponible: l’idéologie la la bagnole, 1973
Le vice profond des bagnoles, c’est qu’elles sont comme les châteaux ou les villas sur la Côte : des biens de luxe inventés pour le plaisir exclusif d’une minorité de très riches et que rien, dans leur conception et leur nature, ne destinait au peuple. À la différence de l’aspirateur, de l’appareil de T.S.F. ou de la bicyclette, qui garde toute leur valeur d’usage quand tout le monde en dispose, la bagnole, comme la villa sur la côte, n’a d’intérêt et d’avantages que dans la mesure où la masse n’en dispose pas. C’est que, par sa conception comme par sa destination originelle, la bagnole est un bien de luxe. Et le luxe, par essence, cela ne se démocratise pas : si tout le monde accède au luxe, plus personne n’en tire d’avantages ; au contraire : tout le monde roule, frustre et dépossède les autres et est roulé, frustré et dépossédé par eux.
Or, ce qui est parfaitement évident pour les plages, pourquoi n’est-ce pas communément admis pour les transports ? Une bagnole, de même qu’une villa avec plage, n’occupe-t-elle un espace rare ? Ne spolie-t-elle pas les autres usagers de la chaussée (piétons, cycliste, usagers des trams ou bus) ? Ne perd-elle pas toute valeur d’usage quand tout le monde utilise la sienne ? Et pourtant les démagogues abondent, qui affirment que chaque famille a droit à au moins une bagnole et que c’est à l’ « Etat » qu’il appartient de faire en sorte que chacun puisse stationner à son aise, rouler à 150 km/h, sur les routes du week-end ou des vacances.
La monstruosité de cette démagogie saute aux yeux et pourtant la gauche ne dédaigne pas d’y recourir. Pourquoi la bagnole est-elle traitée en vache sacrée ? Pourquoi, à la différence des autres biens « privatifs », n’est-elle pas reconnue comme un luxe antisocial ? La réponse doit être cherchée dans les deux aspects suivants de l’automobilisme.
- L’automobilisme de masse matérialise un triomphe absolu de l’idéologie bourgeoise au niveau de la pratique quotidienne : il fonde et entretient en chacun la croyance illusoire que chaque individu peut prévaloir et s’avantager aux dépens de tous. L’égoïsme agressif et cruel du conducteur qui, à chaque minute, assassine symboliquement « les autres », qu’il ne perçoit plus que comme des gênes matérielles et des obstacles à sa propre vitesse, cet égoïsme agressif et compétitif est l’avènement, grâce à l’automobilisme quotidien, d’un comportement universellement bourgeois (« On ne fera jamais le socialisme avec ces gens-là », me disait un ami est-allemand, consterné par les spectacles de la circulation parisienne).
- L’automobile offre l’exemple contradictoire d’un objet de luxe qui a été dévalorisé par sa propre diffusion. Mais cette dévalorisation pratique n’a pas encore entraîné sa dévalorisation idéologique : le mythe de l’agrément et de l’avantage de la bagnole persiste alors que les transports collectifs, s’ils étaient généralisés, démontreraient une supériorité éclatante. La persistance de ce mythe s’explique aisément : la généralisation de l’automobilisme individuel a évincé les transports collectifs, modifié l’urbanisme et l’habitat et transféré sur la bagnole des fonctions que sa propre diffusion a rendues nécessaires. Il faudra une révolution idéologique (« culturelle ») pour briser ce cercle. Il ne faut évidemment pas l’attendre de la classe dominante (de droite ou de gauche).
(…)
Les gens se ruèrent sur les bagnoles jusqu’au moment où, les ouvriers y accédant à leur tour, les automobilistes constatèrent, frustrés, qu’on les avait bien eus. On leur avait promis un privilège de bourgeois ; ils s’étaient endettés pour y avoir accès et voici qu’ils s’apercevaient que tout le monde y accédait en même temps. Mais qu’est-ce qu’un privilège si tout le monde y accède ? C’est un marché de dupes. Pis, c’est chacun contre tous. C’est la paralysie générale par empoignade générale. Car lorsque tout le monde prétend rouler à la vitesse privilégiée des bourgeois, le résultat, c’est que rien ne roule plus, que la vitesse de circulation urbaine tombe — à Boston comme à Paris, à Rome ou à Londres — au-dessous de celle de l’omnibus à cheval et que la moyenne, sur les routes de dégagement, en fin de semaine, tombe au-dessous de la vitesse d’un cycliste
(…)
Si la voiture doit prévaloir, il reste une seule solution : supprimer les villes, c’est-à-dire les étaler sur des centaines de kilomètres, le long de voies monumentales, de banlieues autoroutières. C’est ce qu’on a fait aux États-Unis. Ivan Illich (Energie et Equité. Ed. Le Seuil ) en résume le résultat en ces chiffres saisissants : « L’Américain type consacre plus de mille cinq cents heures par an (soit trente heures par semaine, ou encore quatre heures par jour, dimanche compris) à sa voiture : cela comprend les heures qu’il passe derrière le volant, en marche ou à l’arrêt ; les heures de travail nécessaires pour la payer et pour payer l’essence, les pneus, les péages, l’assurance, les contraventions et impôts… A cet Américain, il faut donc mille cinq cents heures pour faire (dans l’année) 10 000 km. Six km lui prennent une heure. Dans les pays privés d’industrie des transports, les gens se déplacent à exactement cette même vitesse en allant à pied, avec l’avantage supplémentaire qu’ils peuvent aller n’importe où et pas seulement le long des routes asphaltées. »
Notre amis André Gorz nous révèle ici un élément essentiel de schizophrénie ambiante de tous les habitants du brabant wallon, tout autant que les habitants de la périphérie sud de Charleroi ou de la vallée de l’Ourthe jusqu’aux hauteurs de Tliff à Liège : initialement les bourgeois se distinguaient en habitant en centre-ville. Ceux-ci se sont distingués après la seconde guerre mondiale par l’achat de biens en périphérie en détruisant la ville : il fallait bien que les bourgeois puissent continuer à profiter de la ville nourricière, y accéder rapidement, donc il fallait construire des viaducs, des autoroutes, des tunnels depuis « chez soi » jusqu’ « à mon travail ».
Le basculement s’est déclenché à la fin des années 1970 et ce n’est pas pour rien : les crises pétrolières ont démontré que ce que les hommes avaient construit patiemment depuis des millénaires avait un avenir. Les projets de rénovation urbaine étaient lancés… mais on a commencé beaucoup plus tard à détricoter les infrastructures routières. Les bourgeois ont quant à eux continué à s’évader de plus en plus loin tandis que les « nouveaux bourgeois », beaucoup moins riches, pouvaient acheter aussi leur petite villa à la campagne. Il est d’ailleurs intéressant d’analyser les quartiers qui ont le plus pris de la valeur en périphérie : les urbanisations d’entre-deux-guerres qui se sont poursuivies un peu par la suite. Ce sont rarement les quartiers plus récents dont les prix sont loin d’être des valeurs sûres : les véritables quartiers des premiers bourgeois quittant le centre pour la périphérie immédiate des villes (encore la campagne à cette époque).
Toutefois, et même la ville se régénérait peu à peu (même les bourgeois y revenaient, cf. Gand, Bruxelles…) elle laissant les autres bourgeois à la campagne et peinards. Cela a commencé à s’envenimer lorsqu’on a commencé à ralentir l’accès au travail dans le centre-ville : réduction des ponts, tunnels, développement des métros, RER, taxe urbaine, parkings payants… à cela s’ajoute le coût de la voiture qui n’avait pas augmenté depuis le début des années 1980, mais dont les services (obligatoires) autour tels que l’essence, les entretiens, les assurances ont diablement augmenté. Il en résulte, comme le dit très bien André Gorz en 1973 : une forme d’agressivité des bourgeois et nouveau bourgeois vis-à-vis de l’ensemble de ces nouvelles politiques, car il se sont sentis lésé. Les gens parlent de contrat social « moi je ne sais plus travailler sans voiture », mais il n’a jamais été question de contrat social, mais bien d’intérêt politique, sinon, on aurait gradé les transports en commun dans les agglomérations pour les 60% d’habitants qui n’ont pas de voiture ! l’État s’est accommodé avec les voitures de société bidon pour donner l’impression que les gens pouvaient vivre au-dessus de leurs moyens (la voiture c’est un signe de richesse) sans que cela ne leur coût plus cher. Sauf qu’aujourd’hui, le gouvernement reprend les jouets et seuls les vrais bourgeois pourront s’en sortir.

En conclusion
Bien que les aménagements en centre-ville pour réduire l’emprise des voitures sont critiqués par la majorité des habitants qui n’y vivent plus, il faut reconnaitre que nous sommes à un moment rare de retournement des territoires qui se sont construits en plus d’un siècle. Comme en 1790, il y aura des morts (il y avait plus de morts de la route à Paris en 1790 qu’aujourd’hui), des morts sociales…. Quelque part un retour à la réalité humaine de cette parenthèse que fut le 20e siècle qui a vécu à crédit et aujourd’hui doit payer la dette. On appelle cela en bourse un réajustement…
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Le lien de l’article qui nous inspiré : ici
Pascal SIMOENS Architecte et urbaniste, data Scientist. Expert Smart Cities. J’ai commencé ma vie en construisant des villes en Lego, j’en ai fait mon métier. Geek invétéré, aujourd’hui je joins mes passions du numérique et de la ville au travers d’une expertise smart Cities et smart buildings en travaillant en bureau d’étude (Poly-Tech Engineering) et j’enseigne cette même expertise à l’UMONS et l’ULB.
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