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mots-clés : Télétravail, Fred Turner, recherche, modes de vie, économie, territoire, architecture, urbanisme, hippies, silicon Valley
Chers lecteurs,
En 2020-2021 et en pleine période de COVID, j’ai eu l’opportunité de travailler sur un logiciel (application) de Facility Management afin d’aider les gestionnaires de bureaux à transformer l’expérience métro-boulot-dodo en une approche plus « utilisateurs ». C’était dans le cadre de Co-Building, extension de Co.station qui a fait les beaux jours de Bruxelles.

Cette application devait amener les travailleurs qui ne venaient plus au bureau central que 2 ou 3 jours/semaine pour profiter d’une expérience « augmentée » et Corporate. L’ensemble des directeurs RH qui lisent cet article comprennent bien vite ce à quoi il est fait allusion dans un monde où retenir les collaborateurs et leur donner l’envie de rester dans une entreprise virtualisée… pose de nombreuses questions.
Fred Turner, spécialiste de l’histoire de l’Internet…

… nous en parle dans un article/interview de l’ADN (Marine Protais, 20 juin 2023) et qui pose la question plus large du travail et donc du temps de contrôle est-ce que l’horloge comme moyen de contrôler le travail reste pertinente ? Basé sur un article du New York Times Magazine qui propose un interview de près de 30 minutes sur la question du numérique et du télétravail ainsi que de notre relation à celui-ci. Une réflexion portée sur la crise aiguë de New York sur son offre aujourd’hui beaucoup trop importante en bureaux (Fini les bureaux? Les quartiers d’affaires new-yorkais se cherchent un avenir, Challenges, 27 janvier 2021) avec plus de 7 millions de m² vides actuellement.
Le temps
Le seul archivage réel des données de l’Internet, c’est le temps, au-delà des protocoles, codages, etc., qui varient selon les évolutions technologiques. Nous en avions fait un article en 2014 dans le cadre de l’archivage numérique des bâtiments (Site Godin à Bruxelles). Fred Turner précise que le temps était un contrat social qui a explosé avec le télétravail : le pacte social de l’ère industrielle qui régissait la façon dont nous avons vécu la journée de travail pendant des générations s’effondre. Les termes de ce pacte nous sont si familiers que nous ne les nommons presque jamais : le travail doit être mesuré par le temps, en heures et en jours ; les gens devraient être payés le même montant pour le même travail; la journée doit être divisée en périodes de travail et de loisirs. En effet, notre travail est un travail calculé sur… un nombre d’heures à prester par jour, semaine, mois. Selon ces règles contractuelles, on fait des heures supplémentaires, on prend des congés ( de récupération ou non).
Il précise encore que le temps de déplacement domicile-travail fait aussi l’objet de cette contractualisation : une personne qui doit s’expatrier pour travailler dans une entreprise est mieux valorisée grâce à la contrainte du temps et donc du territoire.
Et la maison
Entretemps, l’ordinateur a été inventé, mieux, le « personal computer » et cela a tout changé : Aujourd’hui, les ordinateurs en réseau dissolvent cette division et, avec elle, le pacte temporel de l’ère industrielle. Depuis que les ordinateurs sont devenus assez petits pour être emportés à la maison il y a environ 50 ans, et depuis qu’ils se sont reliés les uns aux autres dans des réseaux mondiaux peu de temps après, une nouvelle flexibilité est apparue.
Les « worksteads » et la contre-culture hippie
Dans la discussion, il précise encore, et cela va intéresser les architectes ou développeurs immobiliers, que cette nouvelle autonomie s’accompagne toutefois de coûts potentiels. Au 19e siècle, la maison était censée fournir un refuge contre le monde extérieur. Mais au début des années 2000, ses murs avaient bel et bien été percés. La distance physique ne peut plus tenir les employeurs à distance. Tout ce que nous faisons en ligne peut être suivi. Il n’y a donc plus de maison ou de travail, tout est imbriqué, ce qui pose la question de nouvelles pièces, nouveaux lieux de travail… tout le monde n’a pas envie de montrer le cadre de sa cuisine pour le travail. Microsoft et d’autres ne s’y sont pas trompés en proposant une multitude de fonds d’écrans sur Teams, Webex, etc. Il complète en précisant que ce contexte hybride était la norme avant l’industrialisation, la maison elle-même était un lieu public. Des familles y vivaient, y travaillaient. Elles accueillaient des apprentis, mais aussi des membres un peu étranges de la famille parce qu’il n’y avait pas encore de soins de santé mentale. Peut-être qu’un oncle fou était là, dans un coin. C’était des endroits un peu chaotiques. Et le travail n’était pas structuré par l’heure qu’une horloge indiquait, mais selon les saisons et le soleil. Le temps personnel et le temps professionnel étaient très intégrés. Ce que nous vivons aujourd’hui ne serait donc qu’une forme de « retour aux sources » où le lieu habité est polyforme et pensé avec de nombreux usages et personnes qui ne sont pas nécessairement de la même famille. Toutefois, certaines différences apparaissent clairement : le concept de la « vie privée » somme toute assez récent et différent de la notion d’intimité. Ce principe date de l’industrialisation.
Aujourd’hui le numérique reformule encore une fois ces notions. L’imaginaire de liberté hippie de la fin des années 1960 et début 1970 est particulièrement présent dans l’ébauche de la Silicon Valley. Elle proposait un fantasme qui était ce que certains appelaient des « worksteads », dérivé du mot « homestead » (propriété). Vous étiez chez vous, dans votre intimité, mais tout en travaillant. Cette part du fantasme est devenue réelle d’une manière corporate étrange. Chez Facebook, par exemple, vous pouvez travailler de chez vous ou au bureau. Mais Facebook demande à ses salariés de ramener leur « être entier » au travail. Ce qu’ils veulent dire c’est : soyez libre d’être qui vous êtes.

Notre travail chez Co.building s’inscrivait totalement dans cette épure… et c’est probablement pour cela que ça a échoué ! le groupe de travail dans lequel proposait chacune des compétences permettant de transférer la maison dans le bureau. Toutefois, nous étions tous mal à l’aise face à cette perspective : ça répondait à un besoin de l’entreprise pour faire revenir ses travailleurs au bureau et non à un besoin individuel. Fred Turner précise que ce concept est issu des classes moyennes supérieures, ce n’est pas innocent dans la réflexion actuelle où ces personnes sont souvent aujourd’hui des patrons : Les communautés des années 1960 ne comprenaient pas les classes sociales et étaient souvent marquées par la ségrégation raciale. Aujourd’hui, avec la nouvelle flexibilité, nous courons le risque de répéter ce type de discrimination de classe, et de ségrégation.
Une nouvelle forme de ségrégation spatiale et territoriale.

La question de la forme des bâtiments, leur organisation si ce sont des immeubles à appartements , mais également les risques de décrochage de certains territoires suite à la difficulté d’accès aux réseaux de données a déjà été traitée dans divers de nos articles :
- La Covid a accéléré l’arrivée du future of Work : et ses conséquences étonnantes sur le travail ( 12 janvier 2022)
- Article de vacances : Smart-buildings et espaces de travail post-covid ( 6 août 2021)
- Lorsque le covid révèle un nouveau potentiel habité, durable et numérique (23 avril 2021)
En complément, nous vous renvoyons également à l’exemple du projet de UnStudio à Munich qui précise une manière de penser la flexibilité des logements de manière plus paramétrisée ( 24 janvier 2022).
Des exemples qui démontrent que tout est possible et Fred Turner ne dit pas autre chose. Néanmoins, nous restons quelque peu sceptiques sur l’avenir du télétravail tel que pensé aujourd’hui. En effet, cet article démontre à quel point le télétravail n’est pas une nouvelle mode, mais bien un changement de paradigme. Et tout changement de paradigme nécessite de nouvelles manières de faire de l’architecture. Toutefois, soyons de bon compte : peu d’architectes réfléchissent au fond de la question, car cela nécessitera de trouver de nouvelles manières de faire et de concevoir. Le télétravail n’est donc pas près d’être intégré à l’architecture comme « paramètre de programmation adéquat ». Certes, des clients peuvent exiger d’intégrer cette approche dans la programmation de leur logement ou, à plus grande échelle, comme le projet de Xiong’an qui développe un ilot multifonctionnel et des logements adaptés à plus de multiusages (14 septembre 2020). Nous pensons à l’architecture art nouveau pour vous convaincre : Victor Horta a mis en œuvre fin du 19e siècle, les premières structures poteaux-poutres en acier lorsque ses clients en avaient les moyens et passaient commande à ce pionnier de l’architecture belge. Néanmoins, la généralisation de ce type de système constructif a dû attendre au moins 40 ans et l’évolution de techniques constructives comme le béton armé, etc., rappelons d’ailleurs que Victor Horta ne mettait pas en scène ces innovations, il les utilisait et les cachait à ses clients. Probablement que ces techniques étaient trop… atypiques pour l’époque.

Aujourd’hui, c’est l’impression 3D, le BIM, le développement du paramétrique qui va permettre d’implémenter de nouvelles formes de construction comme l’a initié UnStudio en proposant des appartements mobiles et flexibles dans un seul volume. Entretemps, des revirements de paradigmes Télétravail/travail au bureau sont à craindre qui vont encore balancer de l’un à l’autre. Toutefois, nous restons convaincus que le chemin est tracé.

Le second point est la question du territoire. Le télétravail n’existe que si nous avons un potentiel d’acheminement des données et des informations important. En Belgique, et singulièrement en Wallonie, on espère que 2035 sera le moment où l’ensemble du territoire sera couvert par la fibre optique. Il ne faut pas être un expert en TIC pour comprendre rapidement qu’attendre 12 ans c’est une éternité et surtout trop tard. La conséquence est que certains villages ruraux seront encore plus en décrochage, complété par le coût prohibitif de la mobilité privée. Bref, les gens vont migrer… pour travailler chez eux en périphérie ou en centre-ville.
Nos territoires ont été façonnés en Wallonie par l’industrie, demain ils seront façonnés par l’accessibilité à la donnée.
Finalement, les seuls qui s’en sortiront le mieux seront les gens riches à forte mobilité et capables se s’investir dans des logements avec de nouvelles approches architecturales… comme à l’époque de Horta ! le temps suit son cours, l’histoire est une boucle temporelle souvent récurrente.
Bonne et belle journée à vous.
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Pascal SIMOENS Architecte et urbaniste, data Scientist. Expert Smart Cities. J’ai commencé ma vie en construisant des villes en Lego, j’en ai fait mon métier. Geek invétéré, aujourd’hui je joins mes passions du numérique et de la ville au travers d’une expertise smart Cities et smart-buildings en travaillant en bureau d’étude (Poly-Tech Engineering) et j’enseigne cette même expertise à l’UMONS et l’ULB.
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