Temps de lecture : 10 minutes + 1 heure (pour le film « Seattle is dying »)
Mots clés : villes, pauvreté, pouvoir, politique, urbanisme des villes créatives

Lorsqu’on vous parle de Seattle, de prime abord, l’image est plutôt positive : une ville industrielle à la frontière avec le Canada (155km) , berceau du grunge avec en point de mire le groupe Nirvana, lovée dans les îlots d’un océan Pacifique qui donne des couchers de soleil à couper le souffle. Ce même océan qui lui permet de développer des activités portuaires pour l’ensemble du nord-ouest des États-Unis et d’alimenter une ville de 745.000 habitants pour une agglomération de 3,5 millions (15e agglomération des USA).
Son surnom, la cité d’émeraude vient du fait qu’elle est entourée de forets vallonnés entre les fleuves et rivières
C’est aussi le siège historique de Boeing (Boeing Everett Factory) incorporant le plus grand bâtiment au monde faisant 40 ha ainsi que de Starbucks ou Tully’s Coffee, mais surtout, le siège d’Amazon,Microsoft (Redmond) complétée par des sièges secondaires pour google. Des entreprises qui ont permet d’augmenter la population dite « créative » (jeunes, universitaires avec un haut pouvoir d’achat) de 50.000 personnes entre 1990 et 2000. Seattle est aussi le terroir de la célèbre série Grimm…

La population de Seattle est essentiellement constituée de blancs (69,5%) et accompagnée par une forte population asiatique (13.8%) chinoise qui a fui le joug communiste dans les années 60 à 90. La troisième communauté Seattlelienne est afro-américaine avec 7,9%.
Enfin, parlons des premières manifestations altermondialistes qui ont éclot dans cette ville. A cet effet, la ville de Seattle est une ville pionnière en manière de développement durable.
Source : https://www.wevamag.com/Voyage/seattle-la-cite-emeraude/
Alors, tout va bien ?
Si nous nous arrêtons-là, nous nous trouvons face à une carte postale presque idyllique ! Sauf que le quotidien des habitants est tout autre. D’une part, la forte attraction industrielle de la ville a poussé une population importante de migrants économiques vers cette ville. C’est d’autant plus vrai après la crise de 2008. Malheureusement, cette population est mal formée et ne correspond pas nécessairement aux besoins du marché. Des phénomènes similaires sont également apparus dans des villes comme San Francisco ou Washington DC qui attirent chacune des populations à très hauts revenus et conséquemment des plus pauvres.
C’est l’autre face du miroir : les créatifs sont arrivés en masse dans cette ville avec le boum économique des Tech et leurs exigences d’urbanités oblige la ville a sans cesse répondre aux besoins de nouvelles aménités, sans compter une nouvelle offre en logements devenant inabordable pour la classe des travailleurs.
Le film proposé par Éric Johnson de KOMO News (média local dépendant du groupe ABC News) mérite notre attention. En effet, nous avons souvent la diffusion de nombreux reportages sur la misère dans les villes avec la seule question : « comment faire pour réduire la pauvreté « , mais ici il en est tout autrement, faisant découvrir un autre aspect de la pauvreté, c’est-à-dire la compétition sur l’espace public, entre les jeunes créatifs et les sans-abris. Le point de vue du journaliste est celui des créatifs (et riches), mais pas seulement. Il montre la confrontation de l’occupation de l’espace et la confrontation des systèmes dans une ville qui, si elle profite pleinement de la nature, est aussi contrainte par elle pour son développement. C’est donc un chaudron urbanistique mélangeant plusieurs ingrédients humains calé entre les forêts et l’océan. Le plus frappant est la dichotomie entre ces deux catégories de personnes qui renvoie à une réelle confrontation quotidienne et une augmentation drastique de la criminalité qui amène Seattle comme la deuxième ville la plus dangereuse[1] aux USA après San Francisco (confrontée aux mêmes problèmes sociologiques).
Deux mondes s’opposent, le premier est sans le sou et souvent en déficience mentale à cause de la consommation des drogues et amenant à des dépendances, elles-mêmes générant d’autres actes plus illicites (vols, violences, etc.). Le second vit très bien dans le centre-ville et la périphérie riche de Seattle qui est composé de plein de plus petites villes satellitaires (Renton, Kent, Bellevue, Redmond…), mais doivent cohabiter avec les premiers…
Nous pourrions imaginer qu’une forme d’équilibre s’installe entre ces différents espaces, mais il n’en est rien. C’est bien d’une guerre de territoires dont il est question : le cimetière juif du centre-ville envahi par des camping-cars en est l’exemple parfait. Un territoire qui n’est plus seulement physique. En effet, la population paupérisée va à l’encontre de toutes les démarches écologiques de la ville et ce qui en fait aussi son image de marque. Des enjeux économiques sont donc bien présents dans une situation complexe, mais actuellement sans solution. Une situation qui amène la majorité en place ainsi que l’opposition à nommer la situation telle qu’elle est : une crise à la fois économique, sanitaire, épidémique, urbaine.

Cette situation m’amène à soulever quelques éléments de réflexion :
- Il est symptomatique qu’une ville avec autant de potentiel soit dans une situation aussi délicate aujourd’hui. Et il ne faut pas se tromper de cible. La vidéo tente démontrer un pouvoir politique et une justice laxiste (le même ressentiment que dans de nombreuses démocraties européennes), mais le problème n’est pas là à mon sens. Cette ville bénit des Dieux (pour beaucoup en tout cas) avec le siège de Microsoft et d’Amazon a probablement et bien avant d’autres villes mis en application la théorie de Richard Florida sur les villes créatives. Toutefois, elle en subit aujourd’hui les dysfonctionnements : dualisation, ségrégation, communautarisme…
- La ville semble désarmée face à la complexité du problème. Peut-on vraiment la blâmer ? La ville est face à un problème qui n’a pas encore été étudié par des spécialistes, car comment réduire la criminalité si chaque jour de nouveaux pauvres arrivent aux portes de la ville ?
- La population se rebelle : toute la population, des pauvres à la classe moyenne qui demande un retour de taxes vers les actions locales (entre autres les taxes d’Amazon).
J’aimerais donc mettre en discussion mon point de vue face à cette situation pionnière à bien des égards.
Face au constats des mutations économiques mondiales, la problématique renvoie à la question de la place des villes aujourd’hui . L’expression « think global act local » n’a jamais été aussi pertinente et le « local » c’est la ville. Mais cette ville qui subit de plein fouet les enjeux de la nouvelle économie nécessite des moyens accrus. Ces moyens sont actuellement transférés vers l’État de Washington et l’État américain. La réelle question qui se pose est la redistribution des transferts de taxes. Car, en fin de compte, si Microsoft et Amazon n’étaient pas à Seattle, peut-être que ce problème n’existerait pas, car la ville ne semblerait pas devenir le nouvel eldorado. Par contre, la position dominante de ces deux Techs est redistribuée à travers tous les États-Unis. A plus petite échelle, la problématique bruxelloise est identique avec les pendulaires qui consomment les aménités urbaines de Bruxelles sans redistribuer une partie de leurs revenus et au bénéfice de la Flandre et de la Wallonie.

En ce sens, la question de la gestion des villes doit profondément être repensée au travers de l’Histoire et il me semble que le Moyen-âge et ses villes fortifiées, mais aussi commerçantes doivent être réévalués pour nous enseigner sur ce qui va se passer dans les 20 ou 30 prochaines années dans le monde. Alain Minc ne disait rien d’autre en 1995 (!) avec son livre « le nouveau Moyen-âge », j’y apporte une simple questionnement complémentaire sur les territoires et les villes.

Il ne serait pas étonnant que certaines villes revendiques bientôt un retour plus important des impôts de leurs habitants face aux états nationaux. Toutes les politiques actuelles en Europe et l’émergence des villes mondiales démontrent que les villes sont devenues, en l’espace de 20 ans, les cœurs d’un réseau qui ne fait que s’amplifier avec des partenariat similaires aux gildes hanséatiques du moyen-âge. Mieux, depuis 2007, les villes comptent plus d’habitants que les zones moins denses et rurales. Et ce mouvement de concentration va s’amplifier.

Le renouveau urbain qui est lié à divers facteurs comme la concentration des moyens de télécommunications, la réappropriation du centre-ville/Down Town par les populations aisées, le développement des circuits locaux et circulaires, la réduction des déplacements inutiles (les sauts de puces), etc. démontre que le mouvement est en marche. Il est grand temps que les urbanistes en prennent la mesure pour trouver des solutions à la concentration urbaine et la mixité des classe sociales qui en ces temps troubles de la société risquent fortement de s’accroitre. A défaut, c’est la destruction des villes qui prédominera sans pour autant répondre aux besoins des habitants de la planète . les dystopies telles qu’Elysium le décrit pour Los Angeles où les grattes-ciels sont devenus des bidons-villes ou encore Real Player One avec ses bidonvilles-caravanes ne seront pas loin.
le reportage ayant servit à la discussion :
Merci pour cette lecture attentive,
Pascal Simoens, Urbaniste et architecte, data curator.
[1] NEW YORK étant la plus sécurisée.
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