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Si les modèles théoriques de la ville intelligente resserrent l’étau entre les citoyens urbains et les décideurs au travers de thématiques apparaissant de mieux en mieux cernées, ces modèles restent contingentés dans leurs propres blocs de compétences/actions. Et si la transversalité des projets oblige à plus de perméabilité pour développer la créativité (BEN LETAIFA, 2015) ou l’innovation (NAM & PRADO, 2011), à ce jour, la question de la transversalité n’a été traitée qu’au travers de la création d’un data Officer. Pourtant, la construction de la ville est du domaine de la technique et de l’art, représenté par les auteurs de projets. Une situation fréquente dans le contexte de la théorisation de la ville comme le souligne Caroline Lecourtois dans les travaux de l’Institut de géographie de Reims (2004) et précisant que si l’espace apparaît comme le lieu commun des diverses disciplines du champ des sciences humaines et sociales, il se présente à elles comme un terrain sur lequel mener leurs études pour nourrir leurs objets -scientifique et de connaissance -qu’elles constituent par ailleurs. Prendre l’espace comme terrain est néanmoins d’un ordre bien distinct de celui qui consiste à en faire un objet scientifique ou un concept. Et si la place de l’auteur de projet est souvent étudiée à postériori des théories énoncées (T. Moore et Fournier ont proposé leurs approches théoriques avant que Jean Godin ne les applique sur le terrain du Familistère de Guise (PAQUOT & BEDARIDA, 2004)), nous vient alors la question de la conception des espaces au travers de la question numérique et dans la ville ou, à contrario, de savoir si l’espace urbain est devenu un nouvel espace de conceptions originales pour les créateurs de villes. Quelles sont les limites théoriques face aux enjeux de terrain ? Face à cette question, nous proposons la lecture critique de deux projets : le premier est le cas de la nouvelle ville numérique investie par Bill Gates en Arizona et s’appelant Belmont. La Second est le futur quartier de Quayside ordonnancé à Toronto par Google Inc. (dans un autre post à venir). Ces deux projets sont des propositions qui, comme nous allons le démontrer, s’inspirent fortement des théorisations actuelles de la ville numérique et intelligente et démontre également les limites de ces approches.
Le cas Belmont (Arizona)
Face à ce questionnement, nous allons analyser le processus de création du quartier SideWalk labs de Google Inc. sur les docks de Quayside à Toronto, au nord-ouest du lac Ontario. Mais en préambule de cette analyse, il faut recontextualiser l’arrivée des GAFA dans la conception urbaine : c’est en 2017 qu’apparait l’arrivée des grands groupes tels que Google Inc. ou Microsoft dans la course urbaine délaissée jusque-là aux IBM et Cisco (entre autres). Bill Gates fut le premier à sortir son plan de ville intelligente au travers de la création d’une société immobilière Mt. Lemmon Holdings avec sa société d’investissement Cascade Investment LLC qui a acheté 10.00 Ha de terrains adjacents à la ville de Phoenix en Arizona. L’objectif avoué est la construction d’une ville connectée avec 80.000 habitations, 1.500 hectares de zones industrielles, de bureaux et de services, 550 Ha de parcs publics et 200 Ha pour les services publics (écoles, etc.) (ONG, 2017).Cette ville qui sera appelée Belmont et dont la société Belmont Partners précise qu’elle créera une communauté avant-gardiste dotée d’une infrastructure de communication et d’infrastructure englobant une technologie de pointe, conçue autour de réseaux numériques haute vitesse, de centres de données, de nouvelles technologies de fabrication et de modèles de distribution, de véhicules autonomes et de pôles logistiques autonomes. (Smart Cities World Forum, 2017). Selon les écrits retenus dans la presse spécialisée, tout indique que cette ville de la taille de Tempe (même état) offrira toutes les infrastructures nécessaires au bon fonctionnement d’une ville intelligente basé sur le modèle U-City avec Songdo ou Masdar en ligne de mire. Passé l’enthousiasme des premières heures, un certain nombre de spécialistes ont voulu montrer les limites de ce type de concept urbain ex-nihilo construit sur des territoires fragiles qui s’expriment déjà au travers du contraste de l’urbanisation récente du quartier de Buckeye en périphérie de la ville l’image


Un constat qui nous renvoie à la pertinence de la construction d’une ville résiliente et de la question du lien entre développement durable et ville intelligente au travers de la démarche d’optimalisation. L’approche de Bill Gates semble bien plus technocentrée que résiliente et holistique, dans une démarche plus proche que la construction de ville nouvelles hyper technologique et cette dernière source de gestion de toutes les problématiques à venir. Ni Songdo en Corée, ni Masdar aux Emirates arabes Unis ne l’on démontré malgré les efforts architecturaux de Sir Norman Foster. Une foi en la technicité urbaine qui est renforcée par le rapport à la voiture autonome comme élément constitutif du projet dans un des états les plus avancé dans ce domaine législatif (CASTETS-RENARD, 2018) et, faut-il le rappeler, état dans lequel le premier mort extérieur à la conduite d’un véhicule autonome a eu lieu (Tempe, 18 mars 2018) dans un état à tous les acteurs majeurs des véhicules autonomes aux USA y travaillent : Waymo, Uber, General Motors, Ford, Intel.
Les urbanistes sont beaucoup plus nuancés sur la durabilité du projet au regard de l’évolution climatique de Phoenix selon la synthèse réalisée par Lena Garfield dans Business insider (2017). Si l’ensemble des acteurs de terrain reconnaissent quelques avantages à cette région périphérique au centre-ville tels que le prix bas des terrains, un boom démographique (golden génération) avec une croissance moyenne de 20.14% pour la décennie 2000-2010 (Population.City, 2019) ou encore un potentiel énergétique solaire exceptionnel, d’autres signalent une vision à court terme. En effet, les changements climatiques liés aux risques d’ouragans qui se renforcent pour l’état voisin comme le Texas pourrait favoriser la croissance démographique de la classe créative migrant avec leurs entreprises vers des territoires moins exposés et qui s’inscrivent dans la Sun belt américaine. Une vision à court terme face à l’impact de l’homme sur l’assèchement progressif du fleuve Colorado qui alimente le Nevada, la Californie et l’Arizona en eau potable. Phoenix s’inscrit dans la vallée du soleil regroupant une agglomération de villes satellites comptant aujourd’hui plus de 4millions d’habitants et souvent qualifiée de mégapole non soutenable (Unsustenaible) (DEBUYS, 2011). Il faut préciser que selon la classification Kôppen-Geiger, Phoenix est situé dans un climat de type Dsa (Neige-été sec et chaud) mais que selon les projections 2076-2100 menées par les autrichiens F. Rubel et M. Kottek (2010), cette zone climatique s’oriente vers un modèle BWh (Aride, désert et chaud). Eliane Liddell (2015) précise que la surexploitation du fleuve Colorado complété des changements climatiques récents change la donne hydrographique de tout le bassin hydrographique du Colorado et au-delà : une riche littérature a vu le jour aux États-Unis sur le danger de la pénurie d’eau dans une région semi-désertique qui subit dans le même temps une pression démographique démesurée. Dans ces conditions, la question de la pertinence de la localisation de la future ville intelligente de Bill Gates suscite question même si cette ville pourrait servir d’exemple dans les principes de Conservation (ibid.) par le recyclage de l’eau et l’économie de celle-ci (plus de 20% en moins de 10 ans) via le smart metering (Phxwatersmart[1]). Une approche (les infrastructures) qui nous renvoie juste à la matérialité de l’espace et sa technicité matérialiste et plus précisément, ce qui peut faire lien entre les lieux physiques et les outils de mesures sans tenir compte des questions de résilience territoriales nécessitant l’obligation d’une interaction entre les habitants, les pouvoirs décisionnels (mairie, état fédéral) et les questions environnementales.


Malgré les simulations qui sont proposées par le consortium de Belmont pour la réduction des consommations d’énergies, celles-ci n’intègrent pas la maintenance, la surveillance et la conservation de l’eau ( (TADDUNE, 2018). Or les pouvoirs publics ont placé la barre très haut en matière de gestion de l’eau puisqu’il est demandé que la future nouvelle ville puisse garantir les processus d’approvisionnement et de gestion de la consommation d’eau pour 100 ans. Sans nul doute, les véhicules autonomes ne pourront que difficilement contribuer à ces réponses qui nécessitent une analyse systémique complexe. D’autant que les États-Unis restent les plus grands consommateurs d’eau/habitants au monde (2.162,3 m³/hab/an) bien devant la nouvelle Zélande, deuxième[2] pays sur le tableau (Statista & WANG, 2019). Un défi confirmant la nécessité d’une approche moins technique et plus transversale au regard du comportement des citoyens américains en matière d’utilisation de l’eau : en raison des tarifs extrêmement bas et du manque de préoccupation pour la sécurité de l’eau potable ainsi que de la perception mythique selon laquelle l’approvisionnement en eau est illimité, les habitants sont peu enclins à changer leurs comportements alors que tout démontre que la pénurie est pour demain, soit 2028, selon le rapport du bureau fédéral de gestion hydraulique du bassin du Colorado (2012). La confrontation du modèle de ville nouvelle intelligente, telle qu’espérée par Bill Gates, et la gestion complexe de la cité est donc ici arrivée à ses limites : le projet technique est incapable de répondre à une problématique de comportements qui doivent également être favorisés par une conception urbanistiques adaptée et une architecture ascétique. En d’autres termes, les calculs ne semblent pas pouvoir donner confiance face aux enjeux majeurs soulevés alors que, justement, on aurait pu penser que les algorithmes des modèles numériques auraient mieux pu donner une réponse aux questions posées.
Suite la semaine prochaine avec l’analyse du nouveau quartier de Google à Toronto
Pascal Simoens, urbaniste et architecte
Data curator
Bibliographie
BEN LETAIFA, S., 2015. How to strategize smart cities: Revealing the SMART model. Journal of Business Research, xxx(xxx), p. 6.
CASTETS-RENARD, C., 2018. Castets-Renard, Céline, La voiture autonome : la règlementation aux Etats-Unis (The Autonomous Car: Regulations in the United States). Dans: F. PICOD & F. MARTUCCI, éds. La circulation des automobiles en Europe. s.l.:s.n.
DEBUYS, W., 2011. A great Aridness : Climate climate change and the future of the american of the southwest. Oxford: Oxford University Press.
NAM, T. & PRADO, T. A., 2011. Smart City as Urban Innovation: Focusing on Management,Policy, and Context. Albany, UNiversity state of New York.
ONG, T., 2017. Bill Gates is investing $80 million to
build a smart city in Arizona. [En ligne]
Available at: https://www.theverge.com/2017/11/14/16648290/bill-gates-smart-city-arizona
[Accès le 25 02 2018].
PAQUOT, T. & BEDARIDA, M., 2004. Habiter l’utopie : le familistère de Godin à Guise. 3 éd. Paris: Vilette.
Population.City, 2019. Buckeye – Population. [En
ligne]
Available at: http://population.city/united-states/buckeye/
[Accès le 26 07 2019].
Smart Cities World Forum, 2017. Microsoft co-founder
invests $80m in development of ‘smart city’ utopia in US state. [En
ligne]
Available at: http://www.smartcitiesworldforums.com/news/smart-cities-north-america/finance-policy-na/704-microsoft-co-founder-invests-80m-in-development-of-smart-city-utopia-in-us-state
[Accès le 26 07 2019].
Statista & WANG, T., 2019. Consommation annuelle
d’eau par habitant dans le monde en 2016, par pays sélectionné (en mètres
cubes) *. [En ligne]
Available at: https://www.statista.com/statistics/263156/water-consumption-in-selected-countries/
[Accès le 26 07 2019].
TADDUNE, G., 2018. Bill Gates’ proposed smart city
could also be a water-constrained one. [En ligne]
Available at: https://www.smartcitiesdive.com/news/bill-gates-proposed-smart-city-could-also-be-a-water-constrained-one/527744/
[Accès le 206 07 2019].
[1] https://www.phoenix.gov/waterservices/, consulté le 26 juillet 2019
[2] Nouvelle Zélande : 1.582,5 m/hab/an ; France : 435 m³/an/habtitants ; Belgique : 433 m³/an /habitants.
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