LES LIVRAISONS DE TYPE « AMAZON » : REFLET D’UNE FORME D’AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE

Temps de lecture : 20 minutes
mots-clés : Mobilité, transition, écologie, territoire périphériques, métropoles, Amazon, services, gilets jaunes

Le 6 janvier 2023, est paru sur la page FB de Fakir, « le journal fâché avec tout le monde, ou presque , une revue d’article d’investigation de type MEDOR (pour la Belgique) et clairement plus politique que MEDOR, un article sur les livraisons à domicile. La doxa de Fakir est d’être un journal d’enquêtes sociales. Bref, il nous semblait important de présenter le média avant de nous appesanti sur un extrait d’un article réalisé sur les livraisons de type AMAZON sur le territoire français.

Précisons encore que notre but ne sera pas de juger l’article… engagé… mais plutôt d’aller décortiquer les commentaires du lien FB pour comprendre le désarroi de nombreux habitants périphériques et ensuite de faire le lien avec ce qui se passe en Belgique, particulièrement au sud du pays. Extrait de l’article (disponibles également sur la page FB de Fakir) :

« Le public que je livrais n’était pas forcément celui auquel je m’attendais. Le plus souvent, j’allais dans des lotissements récents, où les gens doivent prendre leur voiture pour se rendre dans les commerces. Chez certaines personnes, je m’arrêtais quasiment tous les jours. Et elles en étaient super fières, comme quand on va au café et que le serveur te reconnaît. Il y en avait même qui me suivaient sur l’appli pour m’attendre au portail… Pendant mes tournées, j’ai repéré deux profilstypes de clients d’Amazon. Il y a les jeunes parents qui font toutes leurs courses sur la plateforme parce que c’est plus simple. Ils commandaient tout et n’importe quoi : des couches, du vin, des croquettes pour chiens, un cadrephoto… Il y a aussi les jeunes retraités qui ont découvert Amazon par leurs enfants ou leurs petitsenfants. C’est un peu leur nouveau centre commercial. Ils se ruent dessus pour acheter un tapis de souris à 1,99 euro, même s’ils n’en ont pas besoin. Juste parce que c’est dans les recommandations du site.  Certains sont noyés dans ce système. Il y en a même qui occupaient carrément leurs journées sur Amazon… Une fois, en passant derrière la maison d’un client que je venais de livrer, je l’ai aperçu par la fenêtre en train de commander à nouveau un produit sur Amazon… La veille de mon dernier jour, je me suis mis sur mon PC, le soir, et j’ai écrit un condensé de tous les méfaits de ce système sur la société. J’ai rappelé qu’Amazon échappait, entre autres, aux impôts sur les sociétés et à la TVA pour toute une partie des produits vendus sur le site. Qu’en 2020, cette firme avait réalisé 44 milliards d’euros de ventes en France. Et alors que la boîte ne participe pas aux frais de fonctionnement du pays, elle avait reçu 56 millions d’euros en crédit d’impôt. Alors forcément, ses produits sont moins chers qu’ailleurs. Dans le monde d’Amazon, les petits commerçants sont obligés de fermer boutique parce qu’ils paient de la TVA, des impôts, et des salariés qualifiés qui aiment leur métier. Amazon est responsable de la perte d’1,9 à 2,2 emplois pour chaque emploi créé. Pour recevoir un colis vingtquatre ou quarantehuit heures après l’avoir commandé, le coût écologique est gigantesque. On voit de plus en plus de fourgons blancs très polluants débouler à 70 km/h dans les centrebourgs ou les lotissements… Le matin de mon dernier jour, je découvre que l’entreprise m’a collé un nouveau livreur qui va me suivre sur ma tournée. Mais moi j’ai mes 150 photocopies dans le sac à dos, et je me demande si je vais les distribuer ou pas.  Du coup j’en parle au type, intérimaire lui aussi. Il était plutôt antiAmazon, mais avait besoin de thunes. Je lui dis : « Si on te demande des comptes, réponds que tu étais au volant, que t’as rien vu. » Et on commence la tournée. Quand je remets mon papier en mains propres, je dis aux clients : « C’est mon dernier jour, je vous ai écrit une petite lettre d’adieu ! ». Ils répondaient : « Oh, c’est trop mignon ! » Mais ceux qui lisaient la première phrase faisaient une tête un peu déconfite… »

Analyse du contexte territorial

la diagonale du vide, source : wiki

Dans ce post résumant un article plus large, ce qui nous a intéressés ce sont les échanges dans les commentaires… ceux des gens, des « gilets jaunes » comme on dit aujourd’hui, ces gens découverts par les urbains-métropolitains depuis peu et qui, pourtant, représentent une majorité des Français. Ce ne sont pas ceux qui ne vivent dans les déserts médicaux ni, plus généralement, la diagonale du vide.

Ce sont ceux qui vivent en centres bourgs périphériques des grandes métropoles. Par comparaison en Belgique, nous pourrions par exemple parler de la commune d’Erquelinnes et plus généralement toutes les communes de la botte du Hainaut qui sont en périphérie de la métropole de Charleroi ou encore de l’agglomération montoise. D’autres entre-deux existent aussi du côté d’Ath et le pays des collines ou la Hesbaye : on n’est pas très loin d’une grande ville, mais on a besoin de faire 60 km A/R pour accéder à tous les services. Il n’y a plus de gare à moins de 10-15 km ou l’offre de transports publics est déstructurée, on est obligé de prendre sa voiture pour tous les déplacements qui sont devenus kilométriques parce que le boulanger est dans le village x, mais il n’y a plus de boucher et donc on va chez Renmans dans le zoning commercial à l’opposé et à plus de 10km du boulanger. Faire ses courses, c’est comme faire le métier de livreur. Le cinéma, vous ne savez plus ce que c’est, car il est à 25-30 km et donc vous êtes addict à Netflix… et pour les courses, vous trouvez qu’Amazon est votre sauveur 24h/24.

Toutefois, Si en 2018, le mouvement des gilets jaunes a explosé en France, la Belgique est restée plutôt silencieuse. La situation est-elle pour autant meilleure ?

Analyse des commentaires suite à l’article de Fakir sur ces centre-bourgs et territoire périphériques, addicts d’Amazon

Morceaux choisis (sans correction de l’orthographe):

Une factrice :

« véridique je suis factrice et j’ai des gens que je livre tous les jours …. »

Réponses de certains consommateurs :

« c’est d’ailleurs, ainsi que votre emploi est maintenu…. » ou « je suis serveur et devinez quoi ? Il y a des gens que je sers tout les jours ! C’est dingue . C’est aussi grâce à eux que je bosse en fait »

« c’est votre travail que de livrer tous les jours ouvrés, les citoyens de notre beau pays. Vous aussi en bénéficiez à titre privé. On appelle cela, le « service public ». Si cela vous pose un cas de conscience, vous pouvez changer de travail … »

Autres consommateurs :

« ouais, mais Amazon c’est mondialement le meilleur magasin moi aussi j’encourage local, mais quand il vend 10x le prix qu’est-ce que tu veux faire te ruiner pour acheter local »

« vous êtes pas obligé d’être client ! Moi cela m’arrange, c’est aussi mon choix »

« idem pour moi, mais avec les vignettes critair et mon vieux tacot, ça devient de plus en compliqué d’acheter en centre-ville sans prendre une prune…. »

Etc.

Une citoyenne synthétise les choses de manière remarquable :

« Si je suis d’accord sur la nécessité de faire payer des impôts à Amazon, je n’occulte pas la vérité sur le service Amazon : le mauvais et le bon.
Comment les livreurs pourraient en connaître autant sur les colis qu’il livre : sinon à les ouvrir ? Car le livreur Amazon jette le colis dans la boîte aux lettres ou dans le jardin. Ce n’est pas le postier : il court, il court, il court. Mais il est vrai que la Poste et Chronopost livrent Amazon.
Dans les ruralités en désertification, le service Amazon est apprécié. Pour des retraités descendre de la montagne où sortir de la campagne c’est très « carboné » financièrement pour la petite retraite.
Je me méfie de ces textes qui n’embrassent pas toute la réalité . Dans toute chose, en tout acte, il y a du positif et du négatif.
Par contre, attaquer Amazon sur le fait qu’il ne trie pas ses fournisseurs, qu’il n’exige pas la « moralité » de l’échange (on trouve tout sur Amazon de la qualité, du « non contrôlé », beaucoup du chinois… Aussi de l’arnaque et la mauvaise qualité.
Amazon n’est qu’une plateforme de livraison qui économise sur chacun des acteurs de la chaîne… Quand je vois la course dans les grandes surfaces les jours de solde, je me dis que le problème c’est l’éducation du consommateur et le système capital tout entier.
Donc je ne taperai pas sur Amazon au risque d’en faire un faux martyr, tapons sur tous… La bête est multiple et le lieu du chancre : la bourse et les lobbies politiques.
Ce monde c’est nous qui le créons. La plainte sur écran et le vide dans la rue. La critique dans le fauteuil et le désengagement démocratique de chacun.
Le mal est là aussi. Nous « carbonons » avec nos doigts et nous participons à ce monde déjanté.
Tenez, parlons de la démocratie au village : 3 personnes pour assister au Conseil municipal et 150 personnes pour les vœux du Maire à se goinfrer des petits fours de nos petits commerçants presque en faillite ! Une rue commerciale avec devanture fermée et 7 restaurants qui subsistent grâce au tourisme seulement l’été…
Amazon, responsable ? Non… Nos comportements individuels, nos besoins inutiles, nos indifférences des autres. Nous créons ce système, nous le consommons. Nous nous en plaignons devant un écran et nous laissons les mauvaises politiques se mettre en place par absentéisme.
Bon un coup de gueule devant écran. Je fais partie des vôtres ? 74 ans je fais juste un bilan et je ne suis pas fière du résultat de mes engagements. C’est dur de parler devant une salle vide quand vous mettez en place la participation citoyenne… Alors oui, les projets arrivent ficelés. Qui a lâché la parole publique ? La contestation du macadam ? Le peuple invisible ?

Et en Belgique ?

J’analyse au quotidien les échanges liés au territoire Hennuyer, ma terre natale. Je constate que la région de Charleroi est particulièrement affectée par des phénomènes similaires liés aux décrochages des pendulaires, refusant de s’imaginer que le monde change, que les villes centrales et métropoles sont en train de reprendre leur revanche sur la périphérie.

Aujourd’hui, la première vague de contestation est celle de la périphérie immédiate qui utilisait sa voiture pour faire 3 à 5 km pour se rendre en centre-ville. Ces « périphériques » de la première heure, souvent installés dans des lotissements agréables, assez denses, mais pas assez pour avoir des transports en commun réguliers, refusent les évolutions urbaines qui deviendront inéluctables dans l’avenir : la voiture n’est plus un enjeu d’accessibilité, c’est devenu un luxe. Nous en parlons suffisamment depuis longtemps :

Pour les habitants plus éloignés, souvent silencieux et composées à la fois de locaux « pure souche » et de pendulaires venant de la ville, la situation est plus complexe. D’une part, la désertification n’a pas eu lieu en Belgique comme en France parce que les pouvoirs publics ont investi massivement jusqu’avant la seconde guerre mondiale dans les transports en commun. D’autre part, la désertification économique des villages et petites villes est devenue un fait accéléré durant la dernière vingtaine d’années du 20e siècle, âge d’or de la voiture et des méga centres commerciaux. Finalement, aujourd’hui c’est plutôt un bilan qui est fait avec de faibles services qui se sont encore restreints avec l’avènement massif et rapide de la digitalisation (p.e. fermeture des banques) : ces territoires sont en PLS et les cathéters du pétrole vont peut à peut se tarir au fur et à mesure que la demande continuera à augmenter dans le monde.

En ce sens, ces mêmes habitants du territoire devraient penser à l’avantage que leur permet la réduction des besoins en pétrole pour l’Europe entière: dans une simple logique d’offre et de demande, si l’Europe ne réduisait pas sa dépendance au pétrole avec l’interdiction des véhicules diesel et essence en 2035 (seulement la fabrication) alors que les pays émergeant en ont de plus en plus besoin, et dans un contexte où l’extraction du pétrole est à son maximum, la demande serait telle que les prix flamberaient encore plus vite. Mais le problème ne sera que reporté et c’est ce qui est ressenti par l’ensemble des « périphériques » assumés des banlieues métropolitaines et il semblerait que cette question est totalement « out of the scope » des dirigeants politiques actuels qui sont également le grand réservoir d’électeurs dans un pays de banlieusards caractérisés par la classe moyenne de plus en plus vieillissante.

Le groupe (privé ») de FB intitulé « Politique à Charleroi et sa région » est une véritable fenêtre d’expression de ce sujet, regroupant un nombre de lecteurs et partageur d’infos souvent tournées alentour de la question de la politique automobile et ses restrictions dans le cœur de ville à Charleroi. Sur une période de 6 mois, pas moins de 35% des publications sont en rapport avec cette question, soit plus d’un tiers des reproches faits aux pouvoirs publics. Les deux tiers restants étant un ensemble de vindictes populaire sur la gestion financière de la ville, mais aussi de la région avec un soupçon de populisme à la clef.

Cette proportion montre l’inquiétude montante d’une classe moyenne en décrochement et on ne sait pas vraiment comment les choses vont évoluer dans le cadre des élections à venir. En effet, le travail politique est de prévoir un monde sans pétrole pour sauver de l’effondrement les territoires gouvernés. D’un autre côté, les électeurs demandent l’opposé… ayant fait confiance aux politiques pour s’installer en banlieue. Alea jacta est.

Tout n’est pas perdu

Toutefois, quelques pistes pourraient être proposées pour essayer de concilier ces différents enjeux. Ces pistes n’engagent que moi :

  1. Comme en France, les territoires situés dans la diagonale du vide subsidient l’ouverture ou la réouverture de commerces dans les petits villages. Les mairies offrent le bâtiment ou le loyer. Ce type de subsidiarité pourrait aider certains territoires où les boulangers ou bouchers se comptent sur un doigt.
  2. Mener une étude de mobilité servicielle plus innovante avec des voitures partagées en milieu rural. Ce n’est pas rentable, mais c’est nécessaire, ce que les pouvoirs régionaux pourraient supporter.
  3. Développer des pôles de recharges électriques publiques : des super chargeurs derrière la maison communale rurale, ça permet à une certaine catégorie de population aisée et capable d’acheter une voiture électrique… d’en profiter. En effet, les bourgs moyenâgeux sont assez denses, Chimay, Thuin, Binche, Andenne, Hannut, Leuze-en-Hainaut… les centres-villes ne permettent pas à l’habitat dense d’offrir à la fois les maisons et garages comme pour les territoires ruraux. Et en fin de compte, ce serait une double complication que de ne pas pouvoir charger les bourgs denses… au profit des lotissements avec garages en périphérie de ces bourgs. C’est d’autant plus vrai que la densification de ces bourgs ira de pair avec la création de commerces de proximité. Et soyons clairs, nous parlons des super chargeurs, pas les bornes de 11kW. Cette « obligation de charge pendant 35 minutes offre l’opportunité de créer de nouveaux services « en attendant qu’elle charge »… par exemple d’aller chez le boucher.
  4. La mise en place de hub de livraison : avec l’évolution du coût des transports, comme tous déplacements ces livraisons vont coûter de plus en plus cher. Les maisons de villages pourraient devenir les hublockers centralisés pour les habitants (peut-être avec un commerce local en plus ?). Une solution réduisant l’empreinte carbone des villages et petits bourgs (pour rappel, ils ont des engagements de réduction de leur impact carbone et d’ici 2030, tous les investissements communaux devront être neutres en carbone ou tendre vers cette neutralité via le DNSH.
Ragnies, This illustration was made by Jean-Pol GRANDMONT

J’ai d’autres pistes, mais je les garde pour la suite 😉 ?

Ce qu’il faut comprendre c’est que si on ne travaille pas sur ces territoires et si on ne gère pas la transition énergétique, la révolution va gronder. Et pour la révolution belge, elle s’est faite avec moins de 400 personnes… L’objectif de notre analyse est de montrer que si actuellement, il y a de nombreuses réflexions et actions pour la transition des villes vers la neutralité carbone avec, entre autres, le placement de bornes électriques mais aussi le redéploiement des transports en communs, le véritable enjeu d’une transition mieux qu’une rupture, est d’agir de la même manière sur les territoires ruraux. Cela ne signifie pas pour autant que tout les habitants des zones rurales pourront s’y maintenir et les centres urbains vont probablement voir affluer de nouveaux habitants migrant de la périphérie. Masi tous ne pourront migrer et ces territoires entre-deux sont trop denses pour être complètement délaissés, mais pas assez denses pour offrir une mobilité publique en bus ou en train qui serait suffisante. Il faudrait donc se renouveler avec des solutions déjà existantes mais inexploitées.

Merci pour le suivi de notre blog-à-idées ou à réflexions, c’est toujours agréable d’être lu et vous êtes de plus en plus nombreux (+ de 1.000 par mois). N’hésitez pas à commenter, c’est aussi une place de débats. Et surtout, merci de partager si vous soutenez nos réflexions ou recherches.

Pascal SIMOENS Architecte et urbaniste, data Scientist. Expert Smart Cities. J’ai commencé ma vie en construisant des villes en Lego, j’en ai fait mon métier. Geek invétéré, aujourd’hui je joins mes passions du numérique et de la ville au travers d’une expertise smart Cities et smart buildings en travaillant en bureau d’étude (Poly-Tech Engineering) et j’enseigne cette même expertise à l’UMONS et l’ULB.

This post is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial 4.0 International License.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s