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mots-clés : Gouvernance, citoyenneté, données, data, citizenship, Barcelona, Decidim
Chers Lecteurs,
Comme chaque année, je sors les pépites de travaux rédactionnels de mes étudiants. Nous vous présentons aujourd’hui le travail de Jean SOBCZAK, étudiante du Post Master en Management Territorial et Développement Urbain Auguste Cador (ULB/UMONS) dispensé à Charleroi et ayant pour objectif de contribuer à l’amélioration de la gestion des projets urbains.
Sujet
Le sujet traité aujourd’hui est la gestion des données dans le cadre de la démocratie locale, considérant que nous devrions changer de paradigme relationnel entre les politiques et les citoyens. Notre étudiant propose d’analyser le projet Decidim Barcelona sous la forme d’un partenariat public commun.
Les titres sont librement inspirés du texte
Un mouvement différent…
En 2015, la ville de Madrid lance un projet de démocratie participative et crée la plateforme « Decide Madrid » pour élaborer le plan stratégique de la municipalité. À la suite de cette première initiative, Barcelone fait de même en février 2016 avec le projet « Decidim.Barcelona ». Les deux villes se sont basées sur la structure du même logiciel libre pour construire leurs plateformes d’e-gouvernement (Peña-López, 2017). Ces deux expérimentations démocratiques sont le résultat d’un important mouvement de fond qui parcoure la société espagnole depuis les débuts du mouvement « Indignados » le 15 mai 2011. La vision politique qui sous-tend ces initiatives se réclame de ce tournant démocratique et tente donc de répondre à cette crise de la démocratie représentative.
Le mouvement des « Indignés » trouve son origine dans une conjonction de crises : crise économique de 2008, crise du logement, haut taux de chômage (principalement chez les jeunes), corruption et une importante perte de légitimité des institutions démocratiques en place. En 2011, des centaines de milliers de personnes descendent alors dans les rues et forment des assemblées locales durant des mois. L’une des demandes les plus claires est l’amélioration du processus démocratique notamment par plus de transparence, d’accessibilité et de participation. À court terme, le mouvement a eu relativement peu d’impact sur le paysage politique espagnol, mais les élections municipales de 2015 ont vu de nombreuses grandes villes changer de majorité, notamment Madrid, Barcelone, Cadiz, etc. (Peña-López, 2017).
Ces changements de majorités ont amené des visions différentes de la démocratie ainsi qu’une volonté d’approfondir les processus participatifs. À Barcelone, cela s’est traduit par le lancement par le conseil municipal du projet de démocratie participative Decidim.Barcelona. Nous pouvons dégager trois aspects à la base de la vision politique de ce projet. Premièrement, le focus n’est pas sur le fait « d’écouter » les citoyens et de récolter des propositions de mesures. Mais, l’objectif de l’initiative est de favoriser le processus délibératif entre les citoyens eux-mêmes. Deuxièmement, il s’agit de fournir les outils permettant le débat démocratique afin de permettre une meilleure auto-organisation, autonomie et émancipation (au sens d’empowerment) des citoyens. Troisièmement, le processus participatif vise à favoriser l’investissement civique des citoyens sans pour autant mettre à mal le capital social existant, c’est-à-dire, les associations et organisations déjà actives dans le débat public. La municipalité de Barcelone voit donc le projet Decidim.Barcelona comme une délégation d’une part de sa souveraineté vers les citoyens. Mais cette initiative participative reste pensée comme un complément à la démocratie représentative et non une manière de la remplacer. Il ne s’agit donc pas d’un premier pas vers une forme de démocratie directe (Peña-López, 2019).
Le succès de l’initiative et la vision politique qui la porte ont amené à la création d’autres initiatives en Espagne et en particulier en Catalogne. Ceci est dû notamment au caractère réplicable et open source de la plateforme, autour du projet initial de démocratie participative Decidim.Barcelona est venu se construire de manière plus transversale l’initiative Metadecidim. Il s’agit de laisser aux citoyens la capacité d’influer sur le processus et la technologie utilisée. L’objectif est que chacun puisse contribuer au design et à la structure du logiciel libre. Le citoyen ne s’exprime donc plus uniquement sur le « quoi », mais aussi sur le « comment » (Peña-López, 2017 et 2019).
Et Open source
La Free Software Foundation définit le logiciel libre comme « un logiciel qui est fourni avec l’autorisation pour quiconque de l’utiliser, de le copier, et de le distribuer, soit sous une forme conforme à l’original, soit avec des modifications, ou encore gratuitement ou contre un certain montant. Ceci signifie en particulier que son code source doit être disponible » (Projet GNU – Free Software Foundation). Le projet Decidim.Barcelona possède des caractéristiques particulières pour un logiciel libre, en effet au code source est greffé un contrat social qui fixe des « garanties démocratiques » qui doivent être respectées pour l’utilisation du logiciel. À la différence de la plupart des autres logiciels libres, ce contrat social limite l’utilisation du code source afin de maintenir les objectifs initiaux du projet (calimaq, 2019).
Decidim.Barcelona a d’abord été mis en place pour élaborer le plan stratégique de la ville pour 2016-2019. Mais à terme, la ville de Barcelone a pour objectif de faire de la plateforme un élément central de leurs processus de prise de décision. Concrètement, cet outil d’e-gouvernement permet aux citoyens de créer leur profil et de faire des propositions qui seront débattues et pourraient se traduire par une législation contraignante (à condition que certains seuils techniques et sociaux soient atteints). Ces propositions pourront aussi être commentées directement sur la plateforme ou sur les réseaux sociaux. La plateforme permet une très large visibilité des activités s’y déroulant et fournit aussi de nombreuses informations concernant la municipalité de Barcelone. Les citoyens sont invités à concevoir et à améliorer le processus participatif, mais aussi, par la suite, à suivre et à évaluer ce processus, tant dans ses procédures que dans ses résultats (dans le cadre de ce qui a été appelé l’initiative Metadecidim). L’ensemble des habitants de la ville peuvent participer aux débats et faire des propositions, mais seuls les citoyens peuvent voter (Peña-López, 2017 et 2019).
Penser le processus participatif à travers les outils numériques
Au lancement du processus participatif en février 2016, le conseil municipal a produit un document et un plan qui permettraient d’initier le débat. Deux instruments principaux ont été mis en place : la plateforme Decidim.Barcelona et le bureau du PAM-PAD. Le bureau du PAM-PAD a pour rôle de suivre l’ensemble du processus, de mettre en place une commission technique qui l’accompagne et de créer des espaces de participation. Composée de représentants de chaque district et de membres de chaque département du conseil municipal. Il comporte aussi une équipe de facilitateurs professionnels chargés d’animer les débats. Decidim.Barcelona est alors la plateforme qui permet de centraliser et de gérer l’information durant l’ensemble du processus (Peña-López, 2019).
Le processus participatif mis en place n’avait pas pour objectif de se substituer aux autres canaux de participation, mais plutôt d’améliorer les moyens traditionnels de s’engager dans la politique locale (face à face, par le biais d’organisations de la société civile ou d’autres institutions) en les complétant par de nouveaux mécanismes médiatisés par les TIC. Un des effets qui voulait être évité est la saturation de la plateforme numérique par des participations individuelles par rapport à la participation à travers les organisations de la société civile. C’est pourquoi en parallèle du processus en ligne, 412 événements en face à face ont été organisés (cela représente 43% de l’ensemble des participants). Cette multiplication des points d’entrées a permis que la centralisation de l’information soit compatible avec le rôle proactif important des organisations de la société civile. Les évènements en face à face ont été largement promus par la municipalité, ils ont été créés par thématiques et répartis géographiquement. Cela avait aussi pour but de diminuer l’effet de la fracture numérique (Peña-López, 2019).
Ismael Peña-López analyse les résultats de ce processus participatif dans son livre. « Shifting Participation into Sovereignty: The Case of Decidim.barcelona » (2019), selon lui, cette initiative a eu des conséquences majoritairement positives allant vers un approfondissement de la démocratie. La plateforme a donné accès aux citoyens à énormément de documentations et d’informations. Elle a aussi permis d’augmenter la participation. Plusieurs propositions de citoyens ont été largement soutenues et légitimisées. Il y a eu une amélioration du pluralisme sans atteinte au capital social existant. Le nombre de participants a augmenté de 150% par rapport à l’exercice participatif précédent (mis en place pour élaborer le plan stratégique 2012-2015 de la municipalité). Le nombre de propositions soumises a diminué de 40%, mais la nouvelle plateforme est plus transparente et facilite le débat. Cela a enrichi le processus délibératif, moins de propositions ont été mises en avant, mais celles-ci étaient mieux définies et recevaient le soutien d’un plus grand nombre de citoyens (Peña-López, 2019 et 2017).
En analysant le réseau de relations entre les participants de Decidim.Barcelona, Peña-López constate que des sous-réseaux de citoyens ayant les mêmes intérêts ont pu se coaguler pour mettre en avant leurs propositions sans pour autant faire partie de groupes organisés au préalable. Ils ont pu réellement être entendus, pas uniquement de la manière habituelle, via une représentation, mais aussi sans celle-ci. La ville de Barcelone semble avoir réussi à préserver la participation collective tout en ouvrant le processus aux individus. Finalement, cela semble avoir profité au pluralisme et à la diversité (Peña-López, 2019).
Une plus-value
Les contributions individuelles étaient plus susceptibles de se situer dans le domaine du bien-être ou de la transition écologique alors que les institutions ou organisations abordaient des sujets à un niveau plus stratégique. Cependant, les propositions individuelles avaient plus de chance d’être rejetées que les propositions d’institutions ou organisations, car celles-ci ont plus de légitimité et plus de capacité à construire des propositions structurées (Peña-López, 2019). Les propositions ont été retenues ou non selon un critère technique et un critère politique. Le critère technique concerne la faisabilité factuelle et légale de la proposition. Le critère politique concerne la compatibilité de la proposition avec les priorités du programme politique de la majorité en place. L’objectif est d’obtenir un équilibre entre l’exercice de démocratie participative en cours et les résultats de l’exercice de démocratie représentative qui a eu lieu au préalable (Peña-López, 2019). Nous constatons donc qu’il s’agit bien de venir en complément de la démocratie représentative et non pas de mettre en place une forme de démocratie directe. Il y a une délégation d’une part de souveraineté des institutions principalement vers les citoyens (dans une moindre mesure vers les organisations de la société civile).
Decidim.Barcelona n’est pas un processus délibératif prédéfini, ici la participation a lieu sur une plateforme qui est open source et collaborative dès le début du processus. Un des effets inattendus de cette culture de la participation a été une plus grande légitimité des décisions qui ont été prises. Cette conception politique impulsée par le mouvement « Indignados » peut être rapprochée des valeurs portées par le mouvement des logiciels libres et d’une « éthique hacker ». L’idée sous-jacente est donc que chacun devrait avoir la possibilité de participer en politique tout comme chacun devrait avoir la possibilité de participer au développement d’un logiciel (Peña-López, 2019). Une plateforme d’e-gouvernement tel que Decidim.Barcelona permettant aux citoyens de produire des propositions politiques, de les soumettre au débat démocratique, mais aussi d’influer sur les outils technologiques et le processus de démocratie participatif lui-même semble répondre aux critères d’un « commun digital » (Rotta et al. 2019).
Dans ce cas-ci, nous pouvons même parler d’un partenariat Public-Commun. Une entité publique a consacré des ressources pour développer un logiciel qui peut être utilisé et approprié par d’autre institutions publiques ou organisations de la société civile (calimaq, 2019). Mais à la différence des logiciels libres classiques, ici un contrat social est lié au code source et limite l’usage de l’outil numérique. Decidim.Barcelona s’écarte alors de la vision habituelle véhiculée au sein du mouvement « libre » et en particulier d’une conception libertarienne de la liberté (vue comme absolue et détachée de valeurs morales). La seule obligation est le partage du code source à l’identique, peu importe la fin. La vision politique qui porte Decidim se fonde plutôt sur une conception kantienne de la liberté, celle-ci considère qu’il existe bien une liaison nécessaire entre liberté et moralité. (calimaq, 2019). La plateforme n’est plus alors un instrument pouvant être utilisé à n’importe quelle fin, mais elle a une « raison d’être » qui est attachée au code source (ici : approfondir le processus démocratique). Sur le Blog S.I.Lex, Lionel Maurel (aka calimaq) propose le terme de logiciel « à mission » pour qualifier ce nouveau type de logiciel » (en référence au concept « d’entreprise à mission ») (calimaq, 2019). C’est cette nouvelle perspective sur le logiciel libre qui a permis le développement de l’initiative Metadecidim et la propagation de cette dynamique à d’autres institutions publiques en Espagne.
Ceci met en évidence le fait que les technologies et les outils numériques ne sont pas neutres, ils sont inscrits dans des dynamiques sociales plus larges en fonction de ce qu’ils font faire aux usagers et de la manière dont ils le font faire. « De fait, pour saisir ce que « fait » le numérique [aux personnes et à la société], il convient d’être attentif aux choix de conception et aux logiques d’appropriation par les acteurs à l’oeuvre (ce que les gens en font). » (Mabi, 2021).
Emergences
Aujourd’hui, on constate l’émergence d’un marché de la démocratie participative avec des acteurs de la civic tech en concurrence les uns avec les autres pour obtenir les marchés publics. Seul un nombre limité de ces acteurs est capable de s’adapter et d’être rentable (Mabi, 2021). Decidim.Barcelona peut être considéré comme une possibilité alternative permettant aux institutions publiques de garder une certaine souveraineté par rapport au secteur privé et aux GAFAM. Cependant cette autonomie nécessite un investissement public préalable important et les compétences adéquates au sein de l’administration. Avec la construction de ce type de commun numérique, l’action publique pourrait être davantage pensée en écosystème sous une forme plus décentralisée et distribuée. Les institutions pourraient être les acteurs impulsant les dynamiques et construisant le cadre juridique permettant la coopération avec la société civile organisée (Mabi, 2021). Dans cette vision d’un processus de démocratie participative appuyée par les TIC et venant compléter l’exercice de la démocratie représentative, le pouvoir institutionnel délègue une partie de son pouvoir, mais veut tout de même garder la main. Il reste donc important pour la société civile de garder la capacité de peser dans les débats, de s’auto-organiser et de former des citoyens vigilants (Mabi, 2021).
Le projet Decidim.Barcelona semble démontrer que les acteurs publics en collaboration avec la société civile sont capables de proposer une alternative viable en termes de civic tech et de s’assurer une meilleure autonomie. Bien sûr, ceci dépendra d’une impulsion politique initiale, mais aussi des ressources et compétences de l’acteur public en question. Certaines questions restent tout de même en suspend comme l’articulation entre des participations individuelles et des collectifs informels montants en puissance face aux institutions et organisations traditionnelles.
Analyse
Jean Sobczak démontre que le numérique n’est pas la panacée cependant il redistribue les cartes et peut, s’il est utilisé à bon escient, devenir un outil complémentaire à la démocratie directe. Comme tout système, il inclut des biais qui mérite qu’on s’y attarde pour ne pas tomber dans la facilité des usages des plateformes socionumériques. L’expérience espagnole n’est pas parfaite permet toutefois de mieux préparer aujourd’hui les solutions à mettre en place ailleurs. A contrario, d’autres acteurs s’en chargeront tels Thruth Social lancé par Donald Trump qui est actuellement un flop mais pourrait devenir le cheval de Troie des futurs réseaux sociaux privés à défaut d’en avoir publics où les habitants pourront s’exprimer.
Merci de votre lecture
Pascal SIMOENS Architecte et urbaniste, Data Scientist. Expert Smart Cities. J’ai commencé ma vie en construisant des villes en Lego, j’en ai fait mon métier. Geek invétéré, aujourd’hui je joins mes passions du numérique et de la ville au travers d’une expertise smart Cities et smart buildings en travaillant en bureau d’étude (Poly-Tech Engineering) et j’enseigne cette même expertise à l’UMONS et l’ULB.
Bibliographie
calimaq. 2019. « Le Contrat Social de Decidim : vers des logiciels libres « à mission » ? » – S.I.Lex – (blog). 9 mai 2019. https://scinfolex.com/2019/05/09/le-contrat-social-de-decidim-vers-des-logiciels-libres-a-mission/.
Mabi, Clément. 2021. « Quel(s) numérique(s) pour la démocratie ? » Cahiers de laction 57 (1): 89 100.
Oliveri, Nicolas. 2011. « Logiciel libre et open source : une culture du don technologique ». Quaderni. Communication, technologies, pouvoir, nᵒ 76(septembre): 111 19. https://doi.org/10.4000/quaderni.139.
Peña-López, Ismael. 2017. « Citizen Participation and the Rise of the Open Source City in Spain ». IT for Change. https://opendocs.ids.ac.uk/opendocs/handle/20.500.12413/13006.
Peña-López, Ismael. 2019. « Shifting Participation into Sovereignty: The Case of Decidim.barcelona ». Barcelona : Huygens Editorial. https://ictlogy.net/bibliography/reports/projects.php?idp=3771.
« Pourquoi l’expression « logiciel libre » est meilleure qu’« open source » – Projet GNU – Free Software Foundation ». s. d. Consulté le 28 décembre 2021. http://www.gnu.org/philosophy/free-software-for-freedom.fr.html.
Rotta, Maurício José Ribeiro, Denilson Sell, dos Santos Pacheco, Roberto Carlos, et Tan Yigitcanlar. 2019. « Digital Commons and Citizen Coproduction in Smart Cities: Assessment of Brazilian Municipal E-Government Platforms ». Energies 12 (14): 2813. https://doi.org/10.3390/en12142813.