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Mots clés : BHNS, transports en communs, sites propres, urbanité
Si de nombreuses villes se sont lancées dans le développement de lignes de bus à hauts niveaux de services, souvent on s’imagine que c’est pour améliorer les transports publics au détriment des véhicules privés. Il y a un peu de vrai dans cette analyse, mais la question est bien plus large et nous allons prendre le cas concret de Charleroi qui a un plan ambitieux de lignes de bus en sites propres pour étayer aujourd’hui nos propos.

Tout d’abord, partons du constat que l’augmentation du nombre de routes en ville n’a, comme issue, que l’augmentation du trafic et donc de la congestion. En effet, contrairement à ce qu’on imagine, augmenter le nombre de bandes… Fais rouler moins vite. Charles Raux du LAET (Laboratoire aménagement économie transport, unité mixte de recherche du CNRS français, Lyon) nous le démontre dans son article Congestion routière dans les métropoles : pourquoi construire de nouvelles routes aboutit à dégrader le service de transport public ? En rappelant le principe de la loi de congestion routière développée par A. Downs. Cet article de 1962 démontrait que dans une approche entropique, dès qu’une nouvelle bande de circulation était ouverte, le nombre de véhicules augmentait et recréait des embouteillages. Mais comme nous sommes dans un phénomène d’entonnoir, sauf à espérer que l’autoroute et ses élargissements arrivent sur les grands-places (?) le processus augmente les embouteillages puisqu’il y a plus de voitures qui s’engouffrent dans la ville qui, elle, ne change pas.
Toutefois, les besoins de mobilité ne font qu’augmenter et donc, la solution pour améliorer cette mobilité est l’augmentation des transports en commun. Malheureusement, si de nombreux responsables politiques sont aujourd’hui conscients que le « tout automobile » n’est plus viable, ce n’est pas pour autant qu’ils sont enclins à réduire l’emprise de la voiture. Et c’est là que la loi de Downs-Thomson, loi sur l’économie de la mobilité, devient véritablement intéressante. Ils ont démontré que les investissements dans les transports en commun avec le maintien de la congestion automobile par le truchement du maintien des bandes de circulations existantes étaient économiquement contreproductifs.
Chaque année, la FEB analyse ne coût des embouteillages en Belgique. En 2018, cela représentait entre 4,2 et 8,4 milliards d’euros (L’Écho, 31 janvier 2019) avec en tête des villes comme Bruxelles et Anvers (et son port, poumon économique du pays) pour 66 jours de travail perdu ! (Source : Organisation de coopération et du développement économique). Finalement, l’impact dans le PIB est loin d’être négligeable, puisqu’il ne représente pas moins de 1,2 à 2% annuel perdu. Certains préciseront pourtant que des investissements importants (RER, tram à Charleroi et Liège, métro à Bruxelles) sont planifiés ou en cours. Toutefois, l’enjeu de ces investissements est bien de réduire la mobilité automobile en même temps que d’augmenter l’offre de service des transports publics. Reprenant Downs-Thomson dans l’article de C. Raux « Downs poursuit son analyse avec le cas où un très grand nombre de personnes passeraient du réseau ferré à l’automobile. Il résulterait du second mécanisme exposé précédemment un coût supplémentaire pour l’usage du réseau ferré (en argent et en temps – d’attente, correspondances, etc.) si élevé que le niveau de congestion sur la route devra atteindre un niveau supérieur à ce qu’il était auparavant pour que s’établisse un nouvel équilibre de partage entre les deux modes. In fine le coût d’usage de la route aura augmenté pour les automobilistes et le coût d’usage du réseau ferré aura également augmenté. Ce paradoxe a été dénommé ultérieurement « paradoxe de Downs-Thomson » ». Un processus encore plus marqué lorsqu’il est question des BHNS. En d’autres termes, il ne suffit pas de placer de nouvelles lignes de transports en commun ou bien les améliorer pour définir de nouveaux équilibres économiques, mais bien transférer définitivement le report modal pour que les investissements soient productifs.
Charleroi : le laboratoire de l’avenue Paul Pastur.
La ville de Charleroi et son métro léger a été développée en même temps que les grandes infrastructures routières que sont le périphérique R3 (dont la longueur est équivalente au périphérique parisien) et le R9 qui ceinture le cœur de la ville. Deux cercles de 4 bandes qui distribuent la ville alors que le réseau en étoile et sa boucle en centre-ville, du métro peinait à se terminer sous la forme de 3 lignes desservant la ville d’est en ouest et le Nord alors qu’initialement, le réseau formait sur plan une forme de pieuvre tentaculaire de 8 branches. Face à ce constat, le sud de l’agglomération et son flot de véhicules se déversent dans la ville sans discontinuer. Plus récemment, le Plan Communal de Mobilité (Transitec) a été approuvé et développe deux axes de BHNS vers le sud, respectivement chaussée de Philippeville (N5) et avenue Paul Pastur (N53). Nous allons nous attacher à décrire les enjeux économiques du second qui pose question et fait polémique.

Enjeu de service
L’avenue traversant Mont-sur-Marchienne est un axe important de desserte du centre-ville, mais également un pôle secondaire commercial et de services. Certains commerces furent florissants dans la période encore récente du centre-ville inanimé et sans attractivité, avant l’arrivée du centre commercial Rive Gauche (+ de 6 millions de visiteurs/an). Le gabarit de cette avenue ne permet pas la mise ne place d’un BHNS à doubles voies spécifiques sur l’ensemble du tracé. D’ailleurs, même si l’axe sera entièrement rénové, seulement 34% du parcours de bus sera en site propre contre 75% sur la N5. Le risque d’inefficacité de l’offre ne proposant pas une alternative efficace en temps de parcours face à la voiture pendait au nez des concepteurs ! Un choix radical a donc été fait pour réduire le trafic et le reporter sur les infrastructures autoroutières existantes, outre la création de P+R et la création d’un pôle d’échange en bout de ligne avec le chemin de fer. Plus particulièrement, le sens descendant vers le centre-ville est coupé sur 800 m alors que le sens montant est conservé sur toute la longueur.

Enjeux économiques
L’objet de notre article est essentiellement centré sur les enjeux économiques, plus précisément les mécanismes et conséquences économiques d’un projet de BHNS dans le cas qui concerne les commerces de l’avenue Paul Pastur. En effet, on imagine bien qu’à l’annonce du projet, les commerçants du cœur de ce pôle commercial secondaire, les commerçants se sont rebellés par peur de voir perdre l’ensemble du trafic passant devant chez eux. Un sentiment légitime, mais est-il réellement justifié au vu du mixe commercial assez équilibré, regroupant des magasins de vêtement, bijouteries, magasin de jouets, de sports, complétés par des services tels que les banques, presse, boulangerie, etc. La question est donc de savoir si le commerce risque de disparaitre avec la réduction du nombre de voitures ? la réponse doit être transversale :
- Oui, parce que certains commerces de services ponctuels pour les courses « du produit manquant avant de rentrer chez soi » n’auront plus de place dans le tissu commercial futur.
- Non, car l’amélioration de la qualité de vie de cette avenue permettra un redéploiement qualitatif et, ici, un renforcement, de l’offre moyenne et supérieure.
Enfin, rappelons que la loi de Down-Thompson démontre que les investissements d’un BHNS qui ne serait pas assez efficace sont voués à être un investissement en pure perte, or aujourd’hui chaque euro compte. Le choix des responsables régionaux et communaux pour la transformation de la mobilité dans le sud de l’agglomération de Charleroi semble donc un choix raisonné : le gabarit de l’avenue nécessite la mise en place d’un véritable BHNS tout en reportant le trafic sur les axes qui seront plus congestionnés. Cet équilibre obligera les conducteurs / navetteurs à un transfert modal s’ils désirent rejoindre le centre-ville plus rapidement… et donc continuer à traverser l’avenue et, pourquoi pas, s’y arrêter avant de reprendre leurs véhicules vers la périphérie rurale au sud, peu accessible en transports en commun.

Enjeux de qualité de vie
Précisons que l’un des enjeux du commerce aujourd’hui est la qualité des espaces publics apaisés. Faut-il rappeler que Time square, l’un des plus importants carrefours de Manhattan est devenu piéton depuis près de 10 ans ? Dans à la transformation de l’axe commercial, rappelons également l’évolution commercial de l’avenue Brugmann et de la chaussée de Charleroi à Bruxelles. Aujourd’hui, l’avenue Brugmann est une avenue dont on a réduit de moitié les bandes de circulation pour placer le tramway en site propre central. Au carrefour de Ma Campagne, la largeur de l’avenue ne permet pas cette configuration et le tram est mélangé à la circulation jusqu’à la place Stéphanie. Divers aménagements ont tentés d’améliorer la vitesse commerciale des trams sans vraiment de résultats à défaut d’avoir un véritable site propre nécessitant l’éviction totale du parking. Aujourd’hui, et 25 ans après les aménagements, l’axe stalle Burgmann propose une offre adaptée de commerces, les carrefours sont devenus des pôles de commerces et de services, la chaussée de Charleroi est un chaos et certaines sections dépérissent commercialement : le maintient des véhciules avec plus de transports en communs à fait déplacer les clients! La raison est sans nul doute l’envie des nouveaux types d’habitants plus « urbains » voulant une expérience urbaine de qualité, apaisée. c’est particulièrement la jeune gérénation des moins de 30 ans qui seront les premier consommateurs de demain. Or la mise en œuvre des lignes de BHNS, avec la diminution du trafic routier a une réelle vertu : sécuriser les déplacements piétons par l’apaisement des espaces routiers une étude américaine le démontre sur la transformation massive de la métropole new-yorkaise , délaissant la voiture pour le BHNS (The ‘Busway’ Proves Another Benefit of Car-Free Streets: Safety). Un autre succès sans précédent est celui de la ville de Gand dont nous parlions voici quelques jours dans notre article Lorsque les villes prennent des risques , ça paie et qui a choisi de rendre piéton l’ensemble de son cœur de ville !

En conclusion
Notre objectif n’est pas ici de valoriser la solution proposée, mais de comprendre les mécaniques qui induisent ces choix.
Premièrement, les investissements conséquents nécessitent pour être efficaces que les choix soient radicaux. C’est le cas avec le transfert du trafic vers des infrastructures existantes, sans création de nouvelles. Par ailleurs, le BHNS doit offrir un temps de parcours minimal et, surtout, une véritable régularité afin que le service devienne attractif pour les navetteurs/pendulaires.
Deuxièmement, c’est le choix de cette radicalité qui est le meilleur garant du maintien du potentiel d’un axe commercial. Cela devient une opportunité au moment où les mentalités sont en train de changer rapidement et cherchent plus d’urbanité. Les aménagements de façade à façade de l’avenue en sont le garant et, avec les effets induis de l’apaisement du trafic grâce à la création d’un BHNS.
Enfin, et troisièmement, il ne faut pas nier que certains commerces devront changer, car l’offre devra s’adapter à cette nouvelle qualité des espaces et propositions. De nombreux exemples montrent que c’est possible au travers de solutions partagées entre les acteurs du terrain et les gestionnaires du projet/ville.
Finalement, l’enjeu pourrait devenir une opportunité pour le commerce car le succès du BHNS serait devenu le gage du succès d’un redéploiement commercial face aux changement de mentalité et attentes des acheteurs.
Merci de votre lecture.
Pascal SIMOENS Architecte et urbaniste, Data Curator. Spécialiste Smart Cities et données urbaines, Université de Mons, Faculté d’architecture et d’urbanisme