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mots-clés : OpenAI, ChatGPT3, human, écriture, writing, semantics, signification, mots, meaning, sens des mots
Chers lecteurs,
La semaine passée, nous vous avons apporté notre travail (en cours) sur l’intégration des nouvelles IA sémantiques et graphiques telles que ChatGPT3 ou Midjourney dans le travail exploratoire de composition du projet d’architecture au sein de notre université. Il nous semblait utile de continuer ce travail en approfondissant la méthode utilisée et vous faire comprendre « comment écrire avec les IA ».
Notre article d’aujourd’hui n’a pas la prétention d’un article scientifique, mais bien de vous aider à approfondir quelques notions développées par des chercheurs et parfois depuis de nombreuses années sur la question de l écriture numérique, celle que nous utilisons tous dans les outils de plateformes socio numériques telles que Twitter, Facebook, Instagram (et les Hastag), etc.
Une machine à écrire : définition

L’ethnologue M. Ferraris a tenté de définir dans son livre t’es où ? (2006), complété par un élargissement aux outils mobiles comme l’iPad avec Âme et iPad (2014). Il traite la définition de machine au travers du smartphone et autres objets connectés, c’est qu’il considère que la définition d’une amélioration d’un téléphone est trop restrictive face à ce que cette machine peut actuellement avoir comme rapport avec l’humain. Il parle de l’eidos mobile comme tout téléphone est une machine à écrire qui est une métaphore illustrant le Principe de transcription de la mémoire à travers une machine. Il s’inspire de la grammatologie de J. Derrida (1967) qui exprime que de la forme d’écriture, outre l’intentionnalité, est un enregistrement pour raconter son histoire, la narrer. La base du théorème de Ferraris est la notion de sujet qui a la possibilité de:
- Accumuler, c’est-à-dire capitaliser
- Sauvegarder, conserver au-delà de la caducité
- Idéaliser, c’est-à-dire amorcer un Processus de répétition indéfinie
Par analogie avec le passé, il renvoie aux papiers dans le Portefeuille et que l’on conserve un certain temps, les documents qu’on met nonchalamment dans un tiroir, tout cela correspondant à une identité reconstituée basée sur le rôle de l’écriture, pour lui fondamentale dans la constitution sociale de la personne. Pouvons-nous le contredire dans le monde scientifique où l’on n’existe qu’en écrivant des « papiers » qui sont lus par nos pairs ? Et pour compléter l’analogie au monde universitaire, nous reprendrons les paroles de R. Rorty (1989) par Z. Bauman dans Liquid Life (2005) : « les bureaux et couloirs des universités sont remplis de deux types de Personnes – certaines occupées à se conformer à des critères visant à contribuer à l’accroissement du savoir , les autres s’efforçant de développer leur propre imagination morale et de lire des livres dans le but d’accroitre leur sentiment de ce qui est possible et important- que ce soit pour eux-mêmes en tant qu’individus ou pour leur société. ». Au-delà du jugement porté par l’auteur, c’est l’intentionnalité qui nous intéresse : lorsque nous écrivons, nous nous engageons parce qu’il y a des traces mémorielles et que ces traces interagissent avec le temps. À cette intention, complétons le fait qu’aujourd’hui, pour passer à l’acte d’écriture, nous devons toujours utiliser une machine.
Ce qui nous intéresse dans cette définition, c’est notre interaction avec la machine qui nous amène à « penser » différemment. La machine numérique est indicible et nous amène à penser que tout ce que nous écrivons reste quelque part dans le cloud. Nous n’écrivons donc pas sur le Net de la même manière que sur un Post-it… perdu quelques jours plus tard.
Et pourquoi vous parler de cela ? Pour vous montrer que notre écriture est contextualisée avec la machine (ordinateur, smartphone, etc.) à l’opposé de « décontextualisé ». Pour ce qui concerne ChatGPT3, nous n’écrivons pas de la même manière que si nous écrivions sur une feuille blanche et un crayon, même si c’est pour poser la même question. La machine crée donc elle-même des biais sémantiques.
Objets sociaux

Dans son ontologie des comportements numériques, M. Ferraris développe le concept d’objet social lié aux usages des machines. Il développe dans son hypothèse que les objets sociaux ont besoin d’un support physique. Ils n’existent pas en tant que tels dans l’espace, mais subsistent en tant que traces (inscriptions, mémoire dans l’esprit des gens, enregistrements) et acquièrent ainsi une durée dans le temps et, pour leur existence, dépendent de sujets qui les connaissent ou, à tout le moins, savent les utiliser et qui, dans certains cas, les ont utilisés, faisant lien entre l’espace et l’écriture.
Les objets d’Alexius Meinong
M. Ferraris s’appuie également sur les recherches d’Alexius Meinnong, Mathématicien, théologien et philosophe autrichien (1853-1920) élève de Franz Brentano qui a théorisé sur l’extériorité de l’objet à l’être. Ses théories ont été durement critiquées à l’époque, mais remises au goût du jour avec l’apport des néo-Meinongien (Richard Routley, Terence Parsons, Edward Zalta ou encore Graham Priest[1]) pour préciser cette théorie à une époque où l’informatique devient prépondérante et l’ensemble des théories sur les objets virtuels qui émergent, se développe.

figure : Taxonomie des objets (vivants) définis par Alexius MEINONG et retranscrits par Ferraris, in tu es où, 2004, P 73
L’approche meinongienne s’inscrit dans l’idée que toute représentation a un objet, aussi bien les représentations d’objets existants que celle d’objets qui n’existent pas (P. ex. un carré long) ; d’autre part, les objets de représentation ont effectivement les qualités qui leur sont attribuées dans la représentation (P. ex. le carré est à la fois carré et long). (GIRAUD, n.c.).
M. Ferraris offre une analyse critique de cette théorie, s’appuyant sur celle B. Russell, sur la contradiction de parler d’objets inexistants et que les objets sont des Objets proprement dits. Il précise donc sa lecture en catégorisant les objets à travers de nouveaux outils téléphoniques portables et la portabilité communicationnelle nous renvoyant d’autant à la possibilité de nous retrouver face à un objet à la fois existant et inexistant et dont les objectifs (jugements) nous permettent de les définir intentionnellement. Par cette décomposition, il tente de rééquilibrer les 3 propositions d’objets de Meinong en les recatégorisant.

figure :la théorie des objets interprétée selon Maurizio Ferraris, in T’es où, 2004, P. 76
Il en découle les éléments suivants :
- Les objets physiques sont les objets existants tels qu’une place, une table ou un ordinateur. Ces objets sont présents physiquement ;
- Les objets idéaux sont les objets inexistants, tels un théorème mathématique éprouvé, un logiciel. Ces éléments sont tangibles, mais inexistants dans la réalité concrète ;
- Les objets sociaux : à la différence des objets physiques, ils ne possèdent pas un être indépendant du fait que quelqu’un croit qu’ils existent (mais ne sont pas arbitraires pour autant). Plus précisément, c’est l’exemple des lois, du code de la route ou, plus simplement, des interrelations entre les individus telles que la politesse, les règles de biens de séance, etc.
Objets et ChatGPT3
Nous sommes désolés de passer par ces éléments théoriques pour vous amener à réfléchir sur les critiques largement énoncées sur les IA, mais ce travail nous semble essentiel pour deux raisons :
- D’une part, démontrer que des chercheurs travaillent sur ces questions depuis bien plus longtemps que vous ne l’imaginez.
- D’autre part, que ces recherches démontrent que si l’utilisateur n’est pas conscient de ces nouveaux paradigmes (et il y a d’autres éléments que simplement les questions d’objets), ils communiquent avec la machine de manière erronée et donc la machine lui répond de manière erronée.
La question des objets est essentielle dans les échanges avec l’IA à large langage (LLM). Si elle est capable de mémoriser tout le dictionnaire, l’humain n’en a pas la capacité, à quelques exceptions près et encore moins les nuances appropriées des mots utilisées pour exprimer une idée. Comme précisé dans notre précédent article ChatGPT3 : ça part dans tous les sens. Et si on parlait de la base + un peu d’architecture ? ( 14 mars 2023), nous demandons à chaptGPT3 de parler à Midjourney… car il le fait mieux que nous !
Intuition versus machine

Dans le cadre d’un article récent (14 février 2023) dans la Harvard Gazette, section science et technologie, Alvin Powell interroge Steven Pinker, linguiste et psychologue américano-canadien ayant travaillé à Harvard, UCLA, le MIT… a étudié, entre autres, les liens entre l’esprit, le langage et la pensée dans des livres comme le best-seller primé « The Language Instinct » . Il nous livre son analyse du lien entre écriture, langage, humain et machine : il y a des modèles de modèles de modèles de modèles dans les données que nous, les humains, ne pouvons pas comprendre. Il est impressionnant de voir comment ChatGPT peut générer une prose plausible, pertinente et bien structurée, sans aucune compréhension du monde – sans objectifs manifestes, sans faits explicitement représentés ou autres choses que nous aurions pu penser nécessaires pour générer une prose à consonance intelligente. (…) Nous avons affaire à une intelligence extraterrestre capable de prouesses étonnantes, mais pas à la manière de l’esprit humain. Nous n’avons pas besoin d’être exposés à un demi-billion de mots de texte (ce qui, à trois mots par seconde, huit heures par jour, prendrait 15 000 ans) pour parler ou résoudre des problèmes.
En d’autres termes, aussi intelligente soi la machine, elle reste déconnectée des objets et sens des mots et leurs histoires. Une histoire qui est différente pour chacun. Prenons par exemple la question : la mer est-elle belle ?
- ChatGPT3 vous répondra : oui, la mer peut être très belle ! Elle est souvent considérée comme l’un des plus beaux paysages naturels du monde en raison de sa vaste étendue d’eau bleue qui peut offrir une vue panoramique époustouflante, de magnifiques couchers de soleil, des vagues éclatantes et une variété de vie marine fascinante. Cependant, il est important de noter que la beauté de la mer peut être subjective et peut varier selon les préférences de chaque personne.
- Je vous répondrai : sans aucun doute, je me rappelle cette mer qui venait se frapper contre une falaise des côtes du sud du Portugal, m’offrant une vue vers l’atlantique et l’Afrique au loin. Elle m’a offert un moment d’espace infini.
- Et vous, que vous rappelle la beauté de la mer ?
Si vous analysez les deux réponses, ce sont les mêmes, mais l’une est analytique, la seconde est, disons, plus poétique, mais surtout propose un champ d’idée et d’ambiance, de contexte ou d’images pour chacun qui est beaucoup plus large. C’est ce qui fait la différence entre une machine et l’humain.
Pour suite et discussion
Nous espérons avoir nuancé les enjeux de l’IA sémantique ChatGPT3. Dans les mois à venir, celle-ci va devenir votre quotidien. Un quotidien presque universel dans les pays occidentaux qui utilisent à plus de 90% la suite office 365 de Microsoft. Une évolution rapide relevée dans l’article de l’excellente revue de vulgarisation technologique des changements dans notre vie l’ADN (Le Monde) ce 14 février 2023 par Marine Protais : La vitesse d’adoption de ChatGPT est-elle si impressionnante ?
Et ce constat pose une nouvelle question : pourquoi l’enseignement est-il si réticent à l’émergence des nouvelles technologies, particulièrement au sein des enseignements fondamentaux et secondaires en Belgique ? Et cette question, c’est le teasing pour notre prochain article.
Merci de cette lecture.
Pascal SIMOENS Architecte et urbaniste, data Scientist. Expert Smart Cities. J’ai commencé ma vie en construisant des villes en Lego, j’en ai fait mon métier. Geek invétéré, aujourd’hui je joins mes passions du numérique et de la ville au travers d’une expertise smart Cities et smart buildings en travaillant en bureau d’étude (Poly-Tech Engineering) et j’enseigne cette même expertise à l’UMONS et l’ULB.
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[1] R. Routley, ExPloring Meinong’s Jungle and Beyond. An Investigation of Noneism and the Theory of Items, Australian National University, Canberra, 1979. – T. Parsons, Nonexistent Objects, Yale University Press, New Haven, 1980. – E. Zalta, Abstract objects: An Introduction to Axiomatic MetaPhysics, D. Reidel. Dordrecht, 1983. – G. Priest, Towards Non-Being. The Logic and MetaPhysics of Intentionality, Clarendon, Oxford, 2005.