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mots-clés : Entropie, frugalité, sobriété, construire, territoire, écologie, matériaux, Philippe Rahm, école d’architecture de Genève
Chers lecteurs,
Ce 30 décembre 2022, Philippe Rahm, architecte à l’école d’art et d’architecture de Genève, sortait une carte blanche dans Libération sur l’architecture bas carbone:
« Pour l’architecte suisse, la construction est dépendante du monde et de ses contraintes techniques et économiques. Si elle a su profiter d’un vaste choix de matériaux et d’une énergie facilement disponible, elle trouvera de nouvelles parades pour s’adapter et contrer l’anthropocène.
En architecture, tout a vraiment changé à partir de l’été 2022. La réalité immédiate des canicules, mais aussi le froid et la pénurie d’énergie de cet hiver ont finalement fait basculer le langage architectural dans le nouveau régime climatique. En une année, les valeurs esthétiques se sont renversées. On trouve dorénavant beaux la pierre, le bois et la paille – des matériaux à faible empreinte carbone – ; superbes les murs opacifiés de vingt centimètres d’isolant thermique qui permettent d’habiter sans trop allumer le chauffage en hiver et la climatisation en été ; admirables les bâtiments de couleur claire à l’albédo [la capacité d’une surface à réfléchir les rayons du soleil en fonction de sa couleur, ndlr] élevé qui renvoient la chaleur du soleil en été. Au contraire le béton, l’aluminium et la laine de verre, qui dégagent énormément de CO2 pour être produits, sont devenus laids. Les façades vitrées qui laissent passer le froid l’hiver et la chaleur l’été nous apparaissent maintenant hideuses. Dire qu’on pensait exactement le contraire en début d’année…
«De quoi suis-je prêt à me passer dans le monde de demain» ? nous demandait Bruno Latour en 2020. Du béton armé ? Des murs mal isolés des passoires thermiques ? Des coloris foncés des façades ? Au début de l’année 2022, peu d’architectes étaient encore prêts à s’en passer. En cette fin d’année 2022, tous les architectes s’en passent, sans états d’âme. En réalité, nous ne renonçons à rien tant que les conditions matérielles ne changent pas, tant que le pétrole est abondant et bon marché, et que les effets du réchauffement climatique sont lointains. A contrario, nous sommes prêts à renoncer à tout ce qui faisait nos valeurs esthétiques, sociales, morales et politiques dès que la révolution matérielle est manifeste, dès que nous crevons littéralement de chaud dans nos logements en été. Ce n’est pas tellement les architectes et leurs idées qui ont décidé de trouver le béton laid en 2022 – ils ont pensé le contraire pendant plus d’un siècle. C’est plutôt le CO2 et sa propriété physique d’être opaque dans les infrarouges, ce qui provoque le réchauffement climatique, qui révolutionne nos valeurs esthétiques en 2022.
Les styles architecturaux sont liés à la quantité d’énergie disponible
«Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel», écrivait Karl Marx en 1846 pour expliquer comment un changement des conditions matérielles révolutionnera en conséquence les valeurs juridiques, politiques, intellectuelles et esthétiques. L’historien de l’architecture Auguste Choisy expliquait à peu près la même chose en 1894 en mettant derrière la variation des styles architecturaux, celle de la quantité d’énergie disponible. Pour paraphraser Karl Marx, si le charbon et le pétrole ont donné aux XIXe et XXe siècles de grands gratte-ciel de verre et de béton, l’abandon des énergies fossiles en ce début du XXIe siècle donnera des petits gratte-terres de pierre ou de bois, thermiquement isolés par de la paille, du chanvre ou de la cellulose recyclée. Avant que le solaire et la géothermie n’inventent les formes d’une nouvelle architecture à venir.
Pour nous, architectes, le principe dialectique de la pratique comme révolution matérielle est au cœur de notre métier. Cela nous apporte beaucoup d’optimisme et de confiance pour affronter les défis du réchauffement climatique. Nous isolons thermiquement les bâtiments pour limiter les émissions de CO2. Nous composons par convection et par différence de pression pour baisser la consommation du chauffage en hiver. Nous choisissons des matériaux selon leur critère d’émissivité et d’effusivité pour améliorer le confort sans dépenser plus. Nous ombrageons, ventilons, vaporisons la ville pour la rafraîchir en été. Et finalement, dans une praxis renouvelée, climatisée et écologique, en travaillant dans l’infrastructure matérielle, nous acceptons que la transformation de cette dernière révolutionne en conséquence les valeurs morales, sociales et politiques, et fasse naître une nouvelle forme de beauté. »

Questionnement
L’architecte nous propose une vision quelques peut manichéenne qui ne nous semble pas nécessairement la plus juste pour répondre légitiment aux besoins de réduction du bilan carbone de nos constructions qui, aujourd’hui, sont les éléments les plus impactant ( 37% de notre bilan total , UN , 2022) de notre monde industriel avec les transports.
Et précisions d’emblée : nous sommes d’accord avec lui sur le fond : les choses bougent, non pas parce que les architectes le veulent, mais bien parce que le monde en prend conscience. Il est d’ailleurs dommage que les architectes aient raté la marche alors que les maitres de l’acier ou du béton n’avaient pas hésité à transformer l’architecture au début du 20e siècle et aussi bousculer les conventions.
Toutefois, opposer un matériau à un autre ne nous semble pas de bon aloi, tout comme opposer les gens avec ou sans voiture, électriques ou thermiques car ce serait oublier le contexte. Un matériau métallique peut être une magnifique enveloppe d’une ossature en bois, lui garantissant une pérennité et donc un temps de rénovation beaucoup plus long.
Par ailleurs, nous ne pouvons que nous rappeler l’exemple allemand au début des années 2000 qui nous présentait déjà des maisons PHPP, labellisées « passiv haus » avec des systèmes constructifs qui ont été importés d’Allemagne vers la Belgique. Mais le climat continental allemand, au-delà des Vosges, n’a rien à voir avec le climat humide océanique belge. Il a fallu quelques années d’expérience aux architectes pour adapter efficacement les détails techniques pour rendre ces maisons pérennes. Les plus malins se sont emparés de ces questions immédiatement pour éviter les écueils.
Il est donc plus question du genius loci que du matériau. Ensuite viendra la question de la matière qui, en pierre, nécessite un bilan carbone important pour la transformer.
Alors Philippe, je suis d’accord avec toi sur le fond, mais je pense qu’il ne faut plus opposer, mais bien rassembler. Tout le monde n’a pas les moyens de construire avec de la pierre, tout le monde n’a pas les moyens de réduire son empreinte carbone en réduisant ses déplacements ou en achetant une voiture électrique, tout le monde n’a pas les moyens de choisir un isolant biosourcé. Cependant, tu as raison, aujourd’hui, la plupart des gens ont envie de le faire… Peut-être même plus vite que certains architectes. L’enjeu est peut-être là comme il doit se faire en réformant complètement l’enseignement de l’architecture afin de répondre aux défis du 21e siècle.
Merci de cette lecture.

toutes les illustration sont issues du projet cabinet Lemoal Lemoal Architectes, fondé par les architectes et frères Christophe et Jesse Lemoal, a signé le projet du nouveau pôle social et culturel Gonzague Saint Bris, apportant une réponse urbaine intéressante à la demande de la mairie de Cabourg, maître d’ouvrage du projet, tout en reprenant les codes de l’architecture traditionnelle locale.
Pascal SIMOENS Architecte et urbaniste, data Scientist. Expert Smart Cities. J’ai commencé ma vie en construisant des villes en Lego, j’en ai fait mon métier. Geek invétéré, aujourd’hui je joins mes passions du numérique et de la ville au travers d’une expertise smart Cities et smart buildings en travaillant en bureau d’étude (Poly-Tech Engineering) et j’enseigne cette même expertise à l’UMONS et l’ULB.