Le projet Time Machine : l’être humain est-il sur le point de réaliser une « réelle » machine à remonter le temps ?

Temps de lecture : 10 minutes
mots-clés : Venice, time machine, back to the future
, Paris, Gand, Anvers

Chers lecteurs,

Voici le printemps qui pointe le bout de son nez et il est temps de vous présenter la première salve d’articles rédigés par mes étudiants inscrits au Master en management territorial et développement urbain (UMONS-ULB).

Adrien Wolf nous propose aujourd’hui un voyage assez extraordinaire avec une machine à remonter le temps. Nous vous en avions déjà parlé en 2018 avec notre article Venice time machine : when data meet history. Adrien nous offre l’opportunité de faire le point et c’est assez impressionnant.

L’émergence de la Venice Time Machine

En 2013, un projet de partenariat entre l’EPFL (Ecole polytechnique fédérale de Lausanne) et de l’Université Ca’Foscari de Venise se met en place: il s’agit de numériser les 80 kilomètres d’archives d’Etat de Venise, en s’attachant prioritairement aux sources datant du XVe au XVIIIe siècle. L’Etat de Venise, avant sa chute en 1797, était en effet un des Etats les mieux administrés en Europe : la multitude archivistique des Vénitiens, qui se matérialisait notamment à travers le traçage des personnes, des bateaux qui entraient et sortaient de la ville ainsi que des flux monétaires, constitue dès lors une source gigantesque pour reconstruire le monde qu’ils avaient eux-mêmes enregistré.

Pour les équipes universitaires travaillant sur le projet de Venice Time Machine, l’enjeu était dès lors d’exploiter cette immense base de données pour la rendre opérationnelle, afin de proposer une modélisation multidimensionnelle de Venise.

Après avoir bénéficié de financements de l’Union européenne, cette équipe universitaire s’est attelé à constituer un réseau international de chercheurs qui pourront collaborer au projet.

Ce projet s’est alors élargi à l’échelle européenne et a été financé par le programme de recherche et d’innovation « Horizon 2020 » de l’Union européenne : c’est la naissance de la Time Machine Organisation, qui se veut la principale organisation internationale de coopération dans les domaines de la technologie, de la science et du patrimoine culturel. Cette organisation constitue le cadre institutionnel directeur du projet Time Machine.

Si l’EPFL de Lausanne demeure le coordinateur du programme, ce ne sont désormais pas moins de 35 universités européennes qui ont rejoint le projet (dont les universités d’Anvers et de Gand en Belgique). On peut citer l’exemple de la Paris Time Machine, pilotée par le consortium « Huma-Num Paris – Time Machine – Remonter le temps » , qui a notamment comme objectif de mettre à disposition un ensemble de référentiels (spatiaux et sémantiques) permettant de spatialiser sur des bases géographiques fiables des ensembles de données historiques. Dans le cadre de ce projet, un groupe de travail “adresses et annuaires”’ s’occupe de rassembler d’anciennes publications de l’Annuaire des propriétaires de Paris afin de les numériser, de les transcrire et de structurer ces sources dans une dimension spatio-temporelle, afin de mieux représenter des moments précis de la géographie de la ville de Paris. L’approche de la Time Machine vise « à associer le riche passé de l’Europe aux technologies et infrastructures numériques les plus récentes, en créant un système d’information numérique collectif qui cartographie l’évolution économique, sociale, culturelle et géographique de l’Europe à travers les époques ».

Plus concrètement, ce projet novateur vise, dans un premier temps, à numériser un immense volume d’archives historiques, géographiques, de musées et de bibliothèques afin, dans un second temps, d’utiliser l’intelligence artificielle et les différentes technologies de l’information et de la communication (TIC) en vue de déboucher sur des « modèles d’interprétation révolutionnaires ». La finalisation du processus d’extraction devrait consister, à l’aide d’outils de réalité augmentée (AR) et/ou de réalité virtuelle (VR), à réaliser des simulations de reconstructions spatio-temporelles en 4D.

Vers le rêve d’une « réelle » machine à remonter le temps ?

Si ce projet ambitieux permet de miser sur de très larges améliorations dans le champ des sciences humaines et sociales, et en particulier pour la recherche historique, serait-il également possible de le conceptualiser comme la réalisation d’une « réelle » machine à remonter le temps ? L’imagination humaine a depuis longtemps envisagé la possibilité de remonter dans le temps, depuis les croyances celtes jusqu’aux grands thèmes contemporains des romans ou des films de science-fiction. La science s’est également emparée de cette dimension, notamment à travers les théories sur le voyage relativiste, selon lesquelles il serait théoriquement possible de connaître un effet de dilatation du temps si on parvenait à dépasser la vitesse de la lumière. Les travaux plus récents de Stephen Hawking envisagent également cette faculté de « voyager dans le temps », en estimant que les moyens d’y parvenir sont très faibles au regard de la technologie actuelle . Le projet Time Machine dont il est ici question diffère des théories scientifiques relatives au « voyage dans le temps » sur un point majeur : il ne serait ici question de « remonter dans le temps » que de manière virtuelle.

Mais alors que les technologies de reconstitution multidimensionnelle numérique, d’intelligence artificielle et de métavers connaissent des progrès constants et rapides, ne serait-il pas possible d’envisager que le virtuel et le réel en viennent un jour à se recouper, à s’entrecroiser, à exister parallèlement, voire même à se confondre ?

Les composantes du projet Time Machine

En partant de cette hypothèse, il convient dès lors de faire le point sur les différentes techniques qui s’entremêlent dans le projet Time Machine, en tentant d’analyser de quelle manière leur degré de précision et d’exactitude permet d’envisager une reconstitution crédible du passé.

Tout d’abord, ce projet s’inscrit pleinement dans le contexte du développement des humanités numériques (« digital humanities »), qui peuvent se définir comme l’association d’un socle éducatif humaniste historique, ancré dans une culture portée originairement par les lettres et les sciences humaines, et un socle numérique, qui remet en scène les scénarios de connaissance et d’apprentissage pour des humanités nouvelles. Si les origines des humanités numériques peuvent remonter aux années 1940, il faudra attendre les années 1980 pour assister à l’apparition d’une communauté scientifique structurée autour des “humanités computing” et jusqu’en 2004 pour voir apparaître le terme “digital humanities”, qui correspond à la notion actuelle. Plus récemment, les humanités digitales se sont tournées vers les méthodes récentes d’extraction de connaissances (text mining) largement utilisées dans les sciences du Web et en intelligence artificielle. En faisant du texte leur spécialité, les humanités se tournent vers les innovations qui permettent de numériser les textes, de les indexer et d’en extraire de l’information.

L’ambition des humanités numériques est actuellement d’utiliser l’ensemble des outils numériques comme ressources pour repenser les modes d’organisation et de structuration des données, de l’information et de la connaissance dans toutes les sciences humaines et sociales. L’idée de mimer la logique du Web et les technologies informationnelles qui lui sont associées, vise à mettre en numérique les parties du monde et du patrimoine qui n’existent pas encore dans cet état [16]. Google a ouvert la voie, en numérisant tous les jours une portion un peu plus grande de notre environnement physique, notamment avec son célèbre service de navigation virtuelle Google Street View, qui permet de circuler virtuellement dans de très nombreuses villes du monde. Il pourrait être considéré que le projet de Time Machine prolonge cette navigation virtuelle, non plus seulement cantonnée au présent, mais en l’élargissant au passé. Il sera vraisemblablement possible, dans un avenir proche, de visualiser à 360° différentes voies publiques des villes à différentes époques, en circulant virtuellement au cœur de ces tissus urbains.

A terme, cela pourrait aboutir à une modélisation multidimensionnelle extrêmement précise de Venise – ou d’une autre ville, à travers laquelle le « voyage dans le temps » prendrait une dimension de plus en plus concrète.

La première étape opérationnelle du projet de la Time Machine réside dans la numérisation. Mettre les différentes informations du passé en relation entre elles est en effet nécessaire pour reconstituer le passé, mais pratiquement impossible à cause de la masse de données non organisées. La numérisation de l’ensemble de ces données constitue dès lors une possibilité pour placer toutes ces informations en relation entre elles. Il s’agit dès lors, dans tout projet local de Time Machine, de procéder à la numérisation des objets physiques (dont les archives manuscrites et les représentations cartographiques) pour obtenir de l’information numérique. Pour ce faire, sont notamment utilisés des scanners circulaires, particulièrement adaptés à certaines typologies de documents comme des sculptures ou des peintures. Il y a lieu de noter à cet égard que le Deep Learning permet de produire de nouvelles avancées dans la recherche visuelle sur les œuvres d’art, ce qui pourrait permettre de nouvelles découvertes dans l’histoire de l’art et son interprétation. D’autres techniques sont encore en phase expérimentales, comme la tomographie, qui consiste en la prise de photographies sous rayon X, par exemple d’un registre, pour reproduire virtuellement le document en permettant notamment une meilleure visualisation des détails. Il apparaît donc que de plus en plus de documents deviennent visibles au fur et à mesure des développements des technologies. En utilisant par ailleurs des technologies d’intelligence artificielle, une partie du projet consiste également à automatiser la lecture de documents dans différentes langues et à différentes époques, de manière à faciliter le travail de déchiffrage des historiens. Ces avancées pourraient résoudre les problèmes de reconnaissance des écritures auxquels les chercheurs sont encore souvent confrontés. Le perfectionnement de ces technologies va très vraisemblablement continuer à faire évoluer la numérisation pour la rendre de plus en plus efficiente.

Processus de digitalisation et d’information stimulée de la Venice Time Machine © Blog de Frederic Kaplan

La seconde étape du projet de Time Machine réside dans la transformation des informations numériques récoltées en réseau d’informations afin de construire un grand graphique. A cette fin, un autre outil qui est utilisé dans le cadre du projet est également en plein développement : il s’agit de la géomatique, c’est-à-dire le traitement informatique des données géographiques. Cet outil a conduit à un accroissement de l’utilisation des représentations spatiales qui se sont renforcées dans les disciplines historiques. La notion de référentiel géo-historique, qui est au cœur de la démarche de la Time Machine, est comprise comme un noyau d’informations géographiques permettant de localiser directement ou indirectement les données expertes produites par les chercheurs. Elle implique d’associer à la notion d’espace la notion de temps. L’ambition de la Venice Time Machine consiste ainsi à rendre interopérables des données concernant l’histoire environnementale (évolution de la lagune), urbaine (morphogenèse de la ville), humaine (démographie et circulation) et culturelle (politique, commerce, évolution artistique)[1].

Création de Big Data du passé (A) Situation actuelle (B) Extension basée sur la numérisation et le traitement de nouvelles sources (C) Extension basée sur la simulation © Time Machine européenne [En ligne]

La troisième et dernière étape de la Time Machine réside dans la transformation du graphique, constitué des données numériques placées au sein d’un réseau d’informations, en une version en quatre dimensions.  Ainsi, il devient concevable d’imaginer des cartes de villes, qui ne seront plus uniquement en trois dimensions comme le proposent déjà les grands acteurs du Web – dont Google Street View – mais bien en quatre dimensions.  D’anciens cadastres urbanistiques procurent en effet des informations géométriques très précises qu’il s’agit de combiner avec des descriptions littéraires des lieux. En opérant un réalignement entre les données cadastrales et les descriptions littéraires, l’objectif est alors de reconstituer l’espace.  C’est cette dernière étape qui permet de concevoir cette « machine à remonter le temps » de la manière la plus tangible.  Car cette modélisation du passé en quatre dimensions pourrait donner lieu à des simulations qui permettraient de voyager dans un univers reconstitué et composé d’une extraordinaire densité de données.  Les techniques de réalité virtuelle à travers lesquelles les utilisateurs peuvent se projeter dans un univers numérique par l’intermédiaire d’un casque de réalité virtuelle et/ou d’un micro, permettent d’envisager une utilisation de la Time Machine comme « monde urbain virtuel du passé ».

Le processus de contenu numérique Time Machine et ses trois moteurs de simulation © Time Machine européenne

Une possible immersion dans le monde urbain du passé ?

Aucune source d’information n’a pu être trouvée concernant les synergies possibles entre le projet actuel de la Time Machine et les développements actuels du Métavers. Dans l’optique de la réalisation d’une « machine à voyage dans le passé » la plus immersive et réaliste possible, il semble cependant pertinent de les associer. Les avancées actuelles dans le Métavers donnent en effet lieu à l’élaboration de plusieurs concepts de ville augmentée, jusqu’à imaginer que des « villes entières puissent être reconstituées de manière virtuelle » . On constate ainsi que, dans plusieurs villes dans le monde, les urbanistes commencent à produire des jumeaux numériques, en réalisant des représentations virtuelles de leur ville, notamment afin de modéliser de nouveaux développements [2] Plus globalement, l’ensemble de ces innovations, assez vertigineuses, permettent d’entrevoir la possibilité d’une immersion virtuelle et interactive dans une simulation historique reconstituée à un tel niveau de détail et de réalisme que la thèse de la création d’une « réelle machine à remonter le temps » demeure crédible. Certains experts dans la numérisation du patrimoine archivistique n’hésitent d’ailleurs pas à parler du projet Time Machine comme un projet de réalité virtuelle “spectaculaire”, qui propose de reconstituer, archives à l’appui, des pans entiers de notre passé[3] . Comme le déclare Frédéric Kaplan, le Président de la Time Machine Organisation, l’idée que le passé devienne représentable et accessible démocratiquement pourrait représenter, au de-delà de l’évolution technologique, une véritable évolution sociétale[4]. Le « produit final » que nous apportera la Time Machine dépendra évidemment de multiples facteurs, dont celui des avancées de plusieurs technologies. A cet égard, il est permis de s’interroger sur le développement de certains outils : la tomographie demeure encore en phase expérimentale ; la réalité virtuelle connaît une trop lente amélioration au niveau du caractère réaliste de son graphisme ; le Métavers, tel qu’il est actuellement développé par la société Meta (ex-Facebook), nécessite des investissements gigantesques qui font douter certains de sa rentabilité[5] .

En tout état de cause, avant que ce projet de « machine virtuelle à remonter le temps » devienne abouti, au sens où il a ici été présenté, il faudra probablement se projeter sur une temporalité à l’échelle des grands progrès humains, c’est-à-dire à l’horizon des cinquante, voire des cent prochaines années.

Analyse critique

Nous espérons sincèrement que cette lecture vous a passionné dans le cadre d’un monde en pleine mutation et qui, s’il sera durable ou mourra, n’est pas pour autant incompatible avec les technologies car c’est peut-être aussi grâce à cette Histoire, avec un grand H , que nous trouverons le bon sens de l’avenir.

Toutefois, nous nous étonnons du scepticisme de notre étudiant projetant l’aboutissement de la time machine dans 50 ans… les IA génératives comme ChatGPT3, midJourney, DallE, etc. nous montre que les évolutions technologiques arrivent plus vite qu’on ne peut l’imaginer.

Merci de cette lecture.

Pascal SIMOENS Architecte et urbaniste, data Scientist. Expert Smart Cities. J’ai commencé ma vie en construisant des villes en Lego, j’en ai fait mon métier. Geek invétéré, aujourd’hui je joins mes passions du numérique et de la ville au travers d’une expertise smart Cities et smart buildings en travaillant en bureau d’étude (Poly-Tech Engineering) et j’enseigne cette même expertise à l’UMONS et l’ULB.


[1] Nicolas Baya-Laffite et Bilel Benbouzid, “Imaginer la sociologique numérique”, Sociologies et sociétés, Volume 49, numéro 2, automne 2017, p. 5-32. [Diffusion numérique : 4 décembre 2018]

[2] BERENDES Pierre, « Les métavers : rêve d’urbaniste ou cauchemar urbain », Metavers Tribune, 28 octobre 2022.

[3] TRELEANI Matteo, « Qu’est-ce que le patrimoine numérique ? Une sémiologie de la circulation des archives », Revue Sens public, 2018

[4] KAPLAN Frédéric, directeur du Laboratoire d’humanités digitales de l’EPFL et Président de la Time Machine Organisation, propos tenus dans la série documentaire produite par La Souris verte pour ARTE et la Radio Télévision Suisse (RTS), 2018.

[5] Mark Zuckerberg dans le gouffre du métavers », Le Monde, le 27 octobre 2022

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