ARCHITECTURE CRITIQUE : LA MAISON DE L’UKRAINE NE MÉRITE-T-ELLE PAS MIEUX QUE LE MÉTAVERS ?

projet virtuel de la maison de l’Ukraine, source / J.M Wilmotte et associés.

Temps de lecture : 5 minutes
mots-clés : Cité internationale, Paris, Ukraine, Metaverse, Métravers, virtuel, NFT, Jean-Michel Wilmotte

Chers lecteurs,

Cet été, un article vous a particulièrement intéressé : Les dérives du Métavers dans l’architecture (17 août 2022). Écrit par une étudiante dans le cadre de mon cours sur les données et la ville (Master 2, faculté d’architecture et d’urbanisme de l’université de Mons) , Eléa Ludica aujourd’hui architecte, elle posait judicieusement la question du rapport entre l’architecture réelle et virtuelle et le risque d’un transfert de valeurs vers le Métravers délaissant le monde réel. En voici un exemple concret : la maison internationale de l’Ukraine.

Un contexte

vue partielle de la CIUP, source : Google Earth, 2022

La Cité internationale de Paris est une fondation française importante dans le monde universitaire français. Depuis des décennies, elle a pour but d’accueillir les talents du monde, les héberger et leur permettre de se retrouver dans des lieux de qualité pour se focaliser sur l’étude ou la recherche : imaginée en 1925 dans le mouvement pacifiste de l’entre-deux-guerres, la Cité internationale universitaire de Paris rassemble et rapproche dans un même lieu des jeunes talents du monde entier. En favorisant le vivre ensemble, les échanges et la compréhension d’un monde riche et complexe, la Cité internationale contribue à la construction d’un monde de paix (CIUP, 2022). Ce n’est pas moins de 43 maisons de pays ou d’écoles qui offrent un écrin remarquable où l’architecture est un déterminant important. Ainsi, nous relèverons ici quelques exemples inscrits dans un parc de 34 hectares aux portes de Paris (GoodLife):

  • 1925 : La fondation Emile et Louise Deutsch de la Meurthe, arch. Lucien Bechmann, inspiré des Collèges anglais (Cambridge …)
  • 1930 : La maison d’Asie du Sud-Est, rénovée en 2007 par les architectes Dominique Pinon et Charlotte Pueyo
  • 1930 : La fondation des États-Unis, arch. Pierre Leprince-Ringuet, Prix de Rome en 1904, et connu pour avoir également construit le musée archéologique de Beyrouth, la maison des élèves de l’École Centrale à Paris ou les ateliers Michelin à Londres.
  • 1932 : La fondation hellénique, arch. Nikolaos Zahos
  • 1933 : La fondation Rosa Abreu de Grancher, arch. Albert Laprade dans un style Art déco intérieur extraordinaire.
  • 1933 : La Fondation suisse, arch. Le Corbusier
  • 1938 : Le collège néerlandais, Willem Marinus Dudok dans la lignée De Stijl
  • 1951 : La résidence Lucien-Paye, arch. Albert Laparde (Palais de la porte Dorée)
  • 1953 : La maison du Mexique, arch. Jorge et Roberto Medellín, style moderniste
  • 1954 : La maison de Norvège, arch. Reidar Lund
  • 1959 : La maison du Brésil, arch. Lucio Costa, urbaniste de Brasilia et Le Corbusier
  • 1968 : La maison de l’Inde (n.c.) et extension en 2023 par intégral Lipsky+Rollet architectes

La Belgique n’est pas en reste avec la fondation Biermans-Lapôtre (rénovation par l’arch. Roose & Partners) offrant la résidence parisienne aux chercheurs et étudiants belges et luxembourgeois.

Les illustrations montrent la qualité de ces réalisations :

La maison Hollandaise, dans le plus pur style De Stijl, source GoodLife
La maison du Mexique, source: GoodLife

On notera donc que la question de la qualité de l’architecture est essentielle dans le concept -même de l’accueil des étudiants dans un contexte propice à l’épanouissement des personnes. Ce que toute architecture devrait être dans un monde idéal. L’un des principaux initiateurs du concept, André Honnorat, souhaitait contribuer au positionnement de la France comme capitale intellectuelle mondiale. Ministre de l’Instruction publique, il a défendu l’idée de réserver 20 hectares parmi les terrains de l’enceinte fortifiée de 1841 alors en cours de dérasement et mis à disposition de l’Université de Paris aux fins d’y bâtir des maisons d’étudiants.

Ces différentes bâtisses sont aussi des marqueurs du temps et de l’histoire :

  • La maison de l’Indochine (1930) est un marqueur de la France coloniale
  • La Maison des États-Unis est construite au moment où les USA deviennent un pays qui compte dans l’économie mondiale puisque devenant une puissance de premier plan
  • La maison du brésil est construite en même temps que la démocratisation du pays
  • Etc.

Ces maisons sont donc un acte de politique étrangère et intérieure (il y a une maison d’île de France et des régions), en lien direct avec l’actualité internationale.

C’est dans ce contexte que la maison de l’Ukraine a été proposée, mais pas comme d’habitude. Pour cela, la fondation a demandé à l’homme de l’art d’imaginer une maison virtuelle « mais hautement ancrée dans la réalité pour fédérer les ressortissants ukrainiens » comme l’expliquait le communiqué ( Architecture, NFT et métaverse ou le cynisme ordinaire, 13 septembre 2022, Léa Muller, Chroniques d’architectures.com).

Une réponse

projet virtuel de la maison de l’Ukraine, source / J.M Wilmotte et associés.
projet virtuel de la maison de l’Ukraine, source / J.M Wilmotte et associés.

La maison de l’Ukraine est un modèle nouveau qui se base sur la vente de NFT (sponsoring) pour une maison virtuelle imaginée par l’architecte Jean-Michel Wilmotte et qui n’est autre qu’un concept. En effet, dès le départ, la CIUP précise que l’objectif n’est pas de construire, mais bien de soutenir les étudiants ou chercheurs ukrainiens. Une architecture de papier, ou plutôt d’écrans.

Un glissement

Personne ne peut critiquer cette action philanthropique pour un pays agressé. Rappelons que la CUIP a fait de même avec la Grèce sortant exsangue de la guerre contre la Turquie… avec pour résultat un financement sponsorisé qui a permis la construction de la maison dans le parc !

Ici il n’en est rien, et cela peut poser quelques questions :

  • En premier lieu, le financement de principe à la cité internationale est composé de deux parties : le financement de la construction du bâtiment d’accueil et le financement des frais d’exploitation devant soutenir les étudiants et chercheurs. Or, dans le cas qui nous concerne, le financement du bâtiment, proposé dans une sorte de virtualité non localisée, finance la seconde partie. Ce glissement est aussi un glissement physique du concept : pourquoi construire une maison IRL alors que le financement et l’entretien de ces bâtiments sont très importants ? Le Métavers devrait suffire… mais pour en faire quoi ? Pas de réponses de l’architecte qui propose dans ses images virtuelles bien peu de choses sauf la dématérialisation de l’espace lui-même.
  • Deuxièmement, quel est l’objet profond de la CIUP ? Ne serait-ce pas la rencontre IRL des étudiants dans un campus arboré nécessitant le voyage jusqu’à Paris? Certes, en ce moment, les NFT engrangés sont disponibles pour accueillir les étudiants, mais qu’en sera-t-il de demain… après la guerre, car une guerre finit toujours. Toutefois, il reconnaître que les étudiants d’aujourd’hui se rencontrent bien plus facilement dans le monde virtuel que dans le monde réel. Est-ce pour autant suffisant à l’équilibre mental de l’homo sapiens sapiens ?
  • Troisièmement, un paradoxe systémique apparait du chef de la CIUP : en avril 2022, elle précise qu’elle souhaitait accueillir et accompagner dès la rentrée 2022 jusqu’à 500 universitaires touchés par la guerre en Ukraine. Ce ne sera pas dans la maison de l’Ukraine qui, pour le coup, galvaude la notion même de « métavers » qui est bien plus complexe que des simples images à vendre. C’est peut-être même à cela que peut bien servir une architecture physique bien plus que numérique : la sérendipité de la rencontre et des échanges des Ukrainiens entre eux pour construire l’Ukraine de demain. Une sérendipité trop complexe et biaisée par les interfaces actuelles pour offrir cette petite étincelle d’aléas et d’impromptu qui ne fait pas bon ménage avec le codage informatique.

Réflexion

Sous le couvert d’une information quelque peu anecdotique, on ouvre une boite de pandore. La CIUP a certainement voulu bien faire en lançant ce projet. Toutefois, on fera remarquer qu’elle joue aux apprentis sorciers et que pour le coup, l’alchimie ne prend pas.

Notre monde n’est pas encore prêt à vivre dans le virtuel parallèlement à la réalité. On doit apprivoiser cette matière avant de l’exploiter à bon escient. Il aurait probablement été plus judicieux de financer à la fois un bâtiment et l’accueil des jeunes étudiants et chercheurs ukrainiens. L’histoire démontre que les sponsors ont toujours existé, de tout temps. La fondation Biermans-Lapôtre, la maison de la Grèce, le démontre. Peut-être ce serait-ce pas immédiatement un bâtiment, mais à tout le moins un lieu d’accueil des gens qui ont besoin de se retrouver, s’écouter, échanger, partager… des choses au combien essentielles au temps d’une guerre bien réelle. Les pavillons de la Serpentine gallery nous montrent l’exemple ! c’est un ancrage culturel dans un parc, une présence, un POI (Point of Interest sur Google maps) qui dirait : nous ne sommes pas en exil, nous sommes là.

Ce POI serait tout autant le support d’une identité qui pourrait faire chair dans le métavers encore à définir.

Conclusion

Penser l’architecture de demain sans s’appuyer sur l’histoire d’hier est une erreur. Toute approche radicale, menée dans la précipitation et le manque de maitrise des concepts déjà galvaudés sont le gage de futurs conflits intellectuels (au mieux), réels (au pire). Les mots, termes et usages du métavers pour cette opération ukrainienne, aussi louable soit-elle est, une erreur ! puiser des idées dans les concepts du futur sans les analyser à l’aulne de l’histoire du lieu et des valeurs partagées par tous au sein des universités n’est pas des plus judicieux du chef de ces décideurs. Au moment où l’argent devient rare, réfléchissons aux investissements vraiment efficaces au-delà de juste quelques années.

Merci de cette lecture et n’hésitez pas à commenter

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Pascal SIMOENS Architecte et urbaniste, data Scientist. Expert Smart Cities. J’ai commencé ma vie en construisant des villes en Lego, j’en ai fait mon métier. Geek invétéré, aujourd’hui je joins mes passions du numérique et de la ville au travers d’une expertise smart Cities et smart buildings en travaillant en bureau d’étude (Poly-Tech Engineering) et j’enseigne cette même expertise à l’UMONS et l’ULB.

Sources :

Cité internationale universitaire : douze architectures remarquables, Thomas Jean, Goodlife, 06 décembre 2017

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