Viva la ré(é)volution

Entretien : « Tout est à repenser », Edgard Morin, directeur de recherche émérite au CNRS. Sociologue et philosophe français.

NOTA : ce post a initialement été publié le 3 janvier 2011 sur la plateforme Posterous. Elle est republiée (avec une image de garde produite par l’IA en 2025… je me demande que qu’Edgard Morin en aurait pensé.

Préambule : j’ai l’habitude de lire les titres des journaux le jour même et relire les articles beaucoup plus tard, question de temps ! Voici un article de la LB du 03/01/2010 que, par hasard, j’ai lu seulement en début de cette année 2011 ! Pourtant, il nous permet de bien mettre en perspective l’inanité des voeux de nouvelle année. Cela étant, et étant pleinement en phase avec son analyse, je ne pouvais pas m’empêcher de le retranscrire pour vous en faire part. Bonne lecture.

Pouvez-vous nous dresser un bref état des lieux de la situation actuelle du monde ?

Pour dresser ce diagnostic, il convient de considérer la période qui s’est ouverte en 1989, avec l’implosion de l’Union soviétique et de la mondialisation de l’économie libérale. Ce processus d’unification technique et économique du globe s’est accompagné d’énormes dislocations. Ainsi la guerre de Yougoslavie a montré qu’une nation, qui était presque constituée, a éclaté en fragments, chacune sur une base ethnique et religieuse. On a vu d’autres exemples depuis. L’ unification par l’  « occidentalisation  » a provoqué en réaction des replis sur des racines identitaires. Par ailleurs, on est entré dans une période d’une telle incertitude que la croyance générale au progrès historique s’est effondrée à l’Ouest, à l’Est, et au Sud. Dés lors que le futur est perdu et que le présent est angoissé, on retourne racines, c’est-à-dire au passé. Un passé qui, hier encore semblait un tissu de superstitions et d’erreurs, devient la vérité. Dans ce climat de dislocations, où se multiplient les haies et les rejets d’autrui, le vaisseau spatial terre est emporté avec une vélocité extraordinaire par trois moteurs incontrôlés : la science, qui produit des armes de destruction massive et pas uniquement des bienfaits ; la technique, qui permet l’asservissement pas seulement des énergies naturelles mais aussi celui des humains ; et l’économie qui ne recherche que le profil pour le profit. Voilé dans quoi nous sommes en effet emportés. Alors que s’est-il passé en 2009 qui pouvaient susciter de très grandes espérances? L’ascension, totalement inattendu quelque mois plus tôt, d’Obamba à la présidence de la plus grande puissance du globe. Voici un homme de bonne volonté, un homme qui possède une véritable culture planétaire de par ses origines et que par ses expériences, un homme qui a conscience claire des problèmes, manifesté dans ses discours. Et qu’est-ce qui s’est passé jusqu’à présent? Partout l’impuissance. Incapacité d’opérer une pression même minime sur Israël pour stopper la colonisation, incapacité de pouvoir traiter le problème afghan, impuissance au Pakistan, aggravation de la situation en Colombie et au Venezuela, en Amérique latine. Partout sont apparus les limites à cette action de bonne volonté. Ces limites signifient que le monde est arrivé dans un état régressif. Il y a 10 ans, peut-être Obamba aurait-il pu réussir. Mais désormais on voit très bien que son avènement qui était une chance pour l’humanité, n’a pas produit ces promesses. Non pas par la défaillance d’un homme mais par l’ensemble des conditions dans lesquelles il se trouve enfermé.

Un tableau plutôt sombre?

Nous continuons, à mon avis, la course vers l’abîme. Car les probabilités sont que ce processus va vers des catastrophes multiples il ne s’agit plus seulement des menaces de guerre et d’emploi d’armes nucléaires, qui sont multipliés, mais aussi la dégradation de la Biosphère et du problème du réchauffement climatique, de la crise économique, provisoirement jugulée, mais qui a révélé que cette économie mondiale ne subit aucun contrôle sérieux. De plus, nous n’arrivons pas encore ?? la prise de conscience du cours catastrophique qui nous permettrait de réagir contre lui.

Pourtant, par rapport à la prise de conscience environnementale, il y a eu le sommet de Copenhague.

Pour la première fois, l’ensemble des nations du globe se sont en en effet réunis pour prendre des mesures contre un péril écologique majeur : si le réchauffement climatique. Mais, on l’a constaté, la solution est très difficile. Pourquoi ? D’abord parce qu’il faut un consensus d’un très grand nombre de nations. Deuxièmement parce qu’on voit bien que les pays riches et dominants ont tendance à vouloir faire payer une grosse note aux pays en voie de développement, lesquels refusent de se soumettre et demande au premier de faire des effort eux-m??mes. Prenez la question des énergies. Il est souhaitable que les énergies vertes, solaires, éolienne, etc.-Se répandent en Afrique ou en Asie, mais cela signifierait un don des pays développés que ceux-ci, pour le moment, n’ont pas l’intention d’envisager. Copenhague donc traduit une certaine prise de conscience, mais insuffisant. Le grand problème de la conscience, c’est toujours son retard sur l’évènement. Il faut un certain temps pour comprendre ce qui s’est passé. Par rapport au danger sur la biosphère, l’alerte a été donné en 1970, avec le rapport Meadows (première étude importante soulignant les dangers écologiques de la croissance économique et démographique, demander une équipe du Massachusetts Institute of Technology par le club de Rome). Entre 1970 et 2010, il est bien entendu le sommet de la terre de Rio (1997), mais ces rencontres étaient toujours en retard sur la gravité d’évènements. Car en 40 ans, le monde a connu une série de catastrophes écologiques. Dans ce contexte, la globalisation, qui dans un sens est la pire des choses, pourrait également se révéler la meilleure, car pour la première fois, il y a une interdépendance de tous les êtres humains, une véritable communauté de destin qui peut faire de nous de véritables citoyens de la planète. Mais à condition que la prise de conscience fasse. Or, le retard dont je parlais viens non seulement du retard de la conscience sur l’événement, le système de connaissance de penser propres aux experts et spécialistes, qui informe les citoyens et les chefs d’état. Ils sont très compétents dans leur domaine limité et clos, incapable de penser les problèmes fondamentaux. Il suffit de constater combien l’immense majorité des spécialistes en sciences économiques ont été incapable d’annoncer la crise et se révèle tout aussi incapable de prédire ce qu’il va se passer demain. Pourquoi ? Parce qu’ils sont enfermés dans une discipline qui ignore les autres aspects de la vie sociale. De plus le calcul est incapable de comprendre la souffrance, le bonheur et la vie humaine en général. Nous ne sommes pas dans  » l’ère de la connaissance  » comme le dit pompeusement : nous sommes dans l’ère des connaissances séparées et même dans l’ère d’un nouvel aveuglement. Ceci pour dire que, ma crainte pour 2010, fondamentalement, c’est que tout continue et tout s’aggrave.

Et vos espoirs ?

Il y a le probable et il y a l’improbable. L’improbable n’est rien d’autre que le possible que l’on ne peut pas encore actuellement prévoir. Or, si l’on réfléchit sur l’histoire, on se rend compte que tous les grands événements, toutes les grandes transformations est improbables. Jésus n’a eu que quelques disciples dans le fin fond d’une province de l’empire romain qui s’appelait la Palestine ; et pourtant, trois siècles plus tard, le christianisme devenait une religion formidable. Quand Mahomet a été chassé de la Mecque et qu’il s’est réfugié à Médine, c’était un exclu ; et pourtant l’islam s’est répandu sur le globe. Le développement du capitalisme est improbable dans une société féodale ; et pourtant il s’est fait. Au départ, Marx, Proudhon ou Bakounine n’étaient que des déviants complètement ignorés par l’Intelligensia et l’université de leur époque ; et pourtant leur pensée est devenue une force politique. Pour le meilleur et pour le pire. Donc, il faut penser que l’improbable, nous ne pouvons pas le percevoir, mais il est possible. Car nous sommes dans une période  » agonique  » -littéralement, dans une lutte entre les forces de vie et les forces de la mort-.

En votre for intérieur, et vous plutôt optimiste ou pessimiste quant à l’issue de cette lutte ?

Ce que je vois, c’est que nous sommes dans une voie qui nous conduit à la catastrophe. Mais Hélderlin disait, dans son poème Patmos, que  » l’ où on croit le péril, croît aussi ce qui sauve  » Plus le péril s’accroit, plus il est visible, que l’on prend conscience que c’est une question de vie ou de mort, plus on est capable de réagir et d’agir. Aujourd’hui, tout est à repenser, tout est à reformer : que ce soit la médecine, l’agriculture, l’administration que la vie quotidienne. La Renaissance avait pu briser le carcan de la pensée théologique médiévale pour ouvrir les Temps modernes. Il nous faut sortir de ce temps moderne pour une nouvelle renaissance. Alors, je suis incapable de vous dire si une telle renaissance -qui ne viendra du reste peut-être pas de l’Europe- commencera en 2010? Mais en tout cas, les processus de salut, processus de sauvegarde sont partout en marche. Partout ont surgi les initiatives locales de solidarité, d’économie sociale, de dépollution, de régénération du tissu social. Partout on veut vivre, on veut un avenir pour ses enfants, partout en lutte, mais de manière dispersée, isolés les uns des autres. Partout on sait au fond de soi que le vrai est dans l’amour et non dans l’accumulation de biens. Quelle est la force qui permettra de réunir toutes ses aspirations et toute te ces initiatives ? Pourrons-nous frayer vos nouvelles qui feront tomber en désuétude la voie qui nous mène à l’abîme ? Je ne sais pas. De mon côté, je m’efforce d’y œuvrer, avec des moyens extrêmement modestes illimités. Et je ne suis pas seul. Donc, mon espoir est réel mais indéterminé.

Propos recueillis par William BOURTON

La Libre Belgique, samedi 2 et dimanche 3 janvier 2010

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