Temps de lecture : 13 minutes + Vidéos (2h00)
mots-clés : données, sécurité, IA, stratégie, développement, vivre, Charleroi, Seattle, data strategy, ethics

Chers lecteurs,
En ce début d’année, il est temps de faire le bilan de l’année précédente. Pour Charleroi, ce bilan est riche, mais quelques ombres obscurcissent les tableaux pourtant prometteurs. Notre intérêt pour la ville n’est plus à signaler, nous y avons vécu, nous y avons fait de nombreuses études (et nous continuons), nous y travaillons. Plus que tout, nous pensons que cette ville est un enjeu régional majeur : à la suite de son effondrement industriel durant les années 1970-1990, si la ville de Charleroi ne se redresse pas c’est la Région wallonne qui ne se redressera pas.
Aujourd’hui, cette ville est un cas d’école avec des financements publics gigantesques qui ont été injectés dans la rénovation urbaine et un redéploiement qui se fait encore attendre par les habitants et citoyens de la périphérie qui ne sont pas habitués au Chronos de la ville, organisme vivant qui n’a que faire du Kairos des réseaux sociaux. Dans ce contexte, un ombre majeur reste marquée au tableau de la stratégie développée par les responsables politiques depuis 2006, d’Éric Massin à Paul Magnette en passant par Thomas Dermine, responsables politiques successifs et à toutes les échelles de pouvoir. Cette ombre est la sécurité et mine tous les efforts déployés.
Entre insécurité subie et insécurité ressentie

Selon les réseaux sociaux, la ville de Charleroi serait la ville la plus dangereuse de Belgique. Pourtant (et comme souvent) l’image doit être nuancée : quelques exemples (source : Police fédérale, 2023):
- Le nombre de faits délictueux, en valeur absolue, sont de 6.966 dans la ZP Charleroi pour l’année 2022. Par comparaison, il y en a eu 9.498 dans la ZP de Liège et qui couvre la même population, 14.785 à Anvers, 8.672 à Gand et 16.631 pour la ZP Bruxelles capitale Ixelles (n’incluant donc pas les autres zones de polices de la région Bruxelloise). On notera que la criminalité en 2022 a diminué de 9,2% depuis 2014… sauf pour les faits de drogue, de fraude, de mœurs, les étrangers pour ne citer que les plus importants. La liste complète des faits est disponible ici .
- S’il y a 38,2 cambriolages d’habitations pour 10.000 logements à Charleroi, il y en a 41,7 à Montigny-le-Tilleul, 44,1 à Genappe, 48,35 à Uccle… certains opposeront qu’on ne vole pas les pauvres… Alors pourquoi les communes les plus impactées (vols) dans la métropole carolorégienne sont Erquelinnes et Fontaine-L’Évêque bien que plus pauvres que Montigny-le-Tilleul ?
Précisons encore que ces données sont basées sur les données initiales des procès-verbaux et que ces chiffres sont à prendre avec parcimonie : ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de PV du délit que le délit n’a pas eu lieu. Selon les typologies de territoires, des populations plus que d’autres seront enclines ou non à déposer plainte.
Toutefois, nous pouvons quand même faire confiance aux statistiques pour relater qu’objectivement, la Ville de Charleroi n’est pas la ville la plus dangereuse de Belgique et en considérant que la criminalité en Belgique est dans la moyenne européenne. Pourtant, un fait avéré est le sentiment d’insécurité à Charleroi, et particulièrement dans le cœur de ville. Il donc nécessaire d’en faire l‘analyse multifactorielle.
Pourquoi ce sentiment d’insécurité ?

Souvent, les discussions avec les habitants ou usagers du centre-ville font ressentir une insécurité liée aux trafics de drogues. Il est certain que les trafics issus de la plaque tournante mondiale d’Anvers impactent réellement Charleroi. Il n’est pas rare d’avoir des drogués de nombreuses autres villes à venir se procurer de la drogue à Charleroi et avec les effets délétères qui s’en suivent. C’est Zombie-land comme certains s’expriment sur les réseaux sociaux et c’est un fait. Il suffit de se balader dans la ville haute en soirée ou un dimanche calme pour voir arriver en milieu et fin de journée des demandeurs… c’est un effet de la métropolisation de Charleroi à l’échelle du tissu urbain belge, et comme les 5 autres grandes villes belges (Gand-Anvers-Liège et Bruxelles), ces villes pivot des territoires se réapproprient leur place perdue dans le territoire et quelque peu perdue avec l’avènement de la voiture. Une situation nouvelle, mais qui pose également d’autres questions soulevées dans un autre article de ce blog ici.
Toutefois, le centre-ville est une ville fantôme : le nombre d’habitants est très inférieur à une densité normale pour un cœur de ville métropolitain. L’intraring carolo est trop petit pour contenir à la fois les institutions régaliennes (1/3 de la surface de l’intraring est propriété des pouvoirs publics) et la mixité d’autres fonctions. Certes, le territoire reste dense, mais parce que l’espace est construit en hauteur ou le nombre d’habitants par logement est élevé. On notera que le prix de la location des logements en Wallonie place Charleroi bien au-dessus de Liège (valeur moyenne, 625€ contre 590 €) et dans le centre-ville, il est difficile de trouver un appartement en dessous de 800 € contrairement à Liège. Un nouveau paradoxe alors qu’une certaine population prédit un effondrement de la ville. La valeur des loyers est pourtant un bon indicateur de la qualité et la valeur d’un territoire.
Une schizophrénie dangereuse à moyen terme.

Malgré bien des efforts, la ville de Charleroi est encore loin de retrouver son lustre d‘antan. Le chronos urbain nécessitera encore au moins 10 à 15 ans avant de commencer à récolter les fruits de la transformation et mutation profondes de son cœur de ville. Dans ce contexte, l’action des « Haters » de la ville sur les réseaux sociaux est-elle dangereuse ? En fin de compte, me direz-vous, il n’y a jamais de fumée sans feu… Néanmoins, le risque est l’effet d’entrainement négatif entre les gens qui subissent réellement l’insécurité en centre-ville et les autres qui se sentent dépossédés de la ville qu’ils ont quittée et qu’ils ne vivent plus que par la procuration des plateformes numériques.
Le risque de cette conjonction d’évènements et éléments contradictoires est d’enfermer la ville dans un carcans que pourtant tout le monde aimerait voir s’ouvrir. Un carcan que les investisseurs privés lisent, voient et ressentent au moment où les investissements se calculent à échelles mondiales via des fonds de pensions.
Nous paraphraserons Michaël Stora et Alix Lefief dans leur livre Réseaux (A)sociaux (2021) : Derrière l’info continue, la pensée hyper positive de Facebook, la suprématie de l’image sur Instagram, il y a cette idée de nous enfermer dans une sorte de pensée unique.Actuellement, cette pensée unique est composée à Charleroi d’un petit groupe, fortement orienté à droite (les élections belges se rapprochent à grands pas) qui distille sa pensée hétéroclite, mais donc le dénominateur commun est de décrier toute action dans la ville, mélangeant encore une fois le Kairos du Chronos urbain.
Certes, d’autres opposent le fait qu’ils sont peu signifiants vis-à-vis du nombre des habitants carolorégiens et de la métropole, mais ce serait dangereux de les exclure de l’équation algorithmique qui régit aujourd’hui la plupart des données urbaines, commerciales et industrielles pour de nouveaux investissements. En effet, quels que soient les efforts locaux menés pour attirer des investisseurs, personne ne peut douter aujourd’hui qu’ils demandent des analyses sémantiques des plateformes numériques pour sentir le « pouls de la ville ». Un investisseur ne n’installera pas dans une ville où l’insécurité est un sujet majeur du quotidien et retranscrit dans les analyses sémantiques de FB et consorts.

De la même manière, le monde nouveau dans lequel les données régissent la connaissance du territoire vous informe des zones commerciales d’une ville, par zonage à grande échelle et à la parcelle à petite échelle. C’est le cas de Google qui mesure avec les téléphones Android la localisation des acheteurs et usagers et retranscrit ces données de couleurs jaunes sur ses cartes. La critique pourrait être aisée, mais ce sont des faits : les commerces en jaune sont l’addition du nombre de gens qui ont stationné dans ledit commerce sur une période allant de quelques semaines à 3 ans.
Un exemple pour mieux comprendre certains enjeux : Seattle

Dans cette guerre des données, une ville nous intéresse et permettra d’une part de déconstruire certains aprioris, également à un contexte spécifique d’une ville et un pays pionnier dans les actions à mener face à la drogue.
Seattle est l’une des villes les plus riches des États-Unis. Historiquement siège de Boeing (avec la plus grande usine au monde, au sens physique du terme), mais également Microsoft (Redmond, visitez leur futur campus) et, plus près de nous, le siège mondial d’Amazon (visitez le siège social). Lovée dans une baie la protégeant des aléas du Pacifique, elle forme une conurbation de près de 3,94 millions d’habitants, soit l’équivalent de Charleroi Métropole avec l’agglomération bruxelloise. La densité de Seattle (ville) est très similaire à celle de Charleroi, respectivement 1.996 habitants/km² contre… 1.969 hab/km² à Charleroi.

Les transports en commun sont organisés autour d’un réseau de bus et d’un métro/tram léger qui roule en site propre en centre-ville, complété par un monorail (en bleu sur la carte)


D’un point de vue économique, avec San Francisco et New York, Seattle est l’une des villes les plus chères des États-Unis pour se loger. Le marché de l’emploi est en grande tension avec un taux de chômage à 4.0% (oct. 2023, U.S Bureau of Labor statistics) pour un taux américain à 3.6%. Pour rappel, en dessous de 5 à 6% de taux de chômage, il y a une pénurie structurelle de travailleurs.
En termes d’emplois, selon les données, qui font partie de l’enquête annuelle sur la communauté américaine du Census Bureau, le nombre de personnes employées vivant à Seattle est resté effectivement inchangé entre 2019 et 2022 – un total d’environ 467 500 habitants de la ville qui travaillaient à temps plein ou à temps partiel. Mais au cours de la même période, le nombre estimé de résidents de Seattle travaillant dans le domaine informatique ou mathématique a augmenté d’environ 10 000, pour atteindre un record de 68 700. Cela représente environ 15 % de tous les résidents de Seattle qui ont un emploi, soit environ un sur sept. Aucune grande ville ne se rapproche de Seattle en termes de proportion de résidents travaillant dans des emplois technologiques (SeattleTimes, 25 septembre 2023). Des chiffres à comparer avec le nombre d’habitants (tous âges confondus) qui ramène à un taux de travailleurs/habitants de 63.3% à comparer avec les 39 % carolos. Précisons également que la part des travailleurs domiciliés à Charleroi et qui partent travailler dans une autre commune est de 50,1 %. Dans le même temps, les travailleurs occupés à Charleroi et qui proviennent d’une autre commune s’élèvent à 64,4 %.
Cette comparaison devrait imaginer un « pays de cocagne » pour Seattle… il n’en est rien. Outre l’accès aux logements devenu impossible, la ville riche est gangrénée par la drogue. Pour s’en convaincre, je vous invite à regarder le film d’Eric Johnson avec le titre « Seattle is dying » (2019) mettant en exergue la rébellion des classes moyennes et supérieures face à la pauvreté et la drogue… tient, cela ne vous rappelle rien ? À oui, et n’oublions pas une chose : la ville est plutôt écolo-Démocrates.
Pour aller plus loin et comprendre l’impact de la drogue à Seattle: The Fight for the Soul of Seattle (Komo News Documentary, sd).
À cela doit s’ajouter l’analyse des données de criminalité à Seattle : (extrait du site du maire Harell, élu en 2021) : De 2021 à 2022, le nombre de crimes violents et contre les biens a diminué respectivement de 5 412 à 4 856 et de 42 538 à 37 240. L’homicide était la seule catégorie de crimes violents ou contre les biens qui a augmenté, passant de 42 à 46. Harrell prévoit d’assurer la sécurité publique en investissant dans des programmes de prévention et d’intervention pour réduire la violence armée, aider les victimes d’actes criminels et encadrer les jeunes à risque. Il espère également créer un budget garantissant une formation adéquate et le personnel nécessaire. Harrell travaille également avec le chef de la police Adrian Diaz pour lutter contre les quartiers à forte criminalité en utilisant la police des points chauds. [50] Les stratégies de maintien de l’ordre dans les zones sensibles concentrent les ressources sur de petites zones géographiques où la criminalité est fortement concentrée. Harrell et Diaz utilisent également diverses stratégies de recrutement pour augmenter l’emploi. Leur approche en matière de sécurité publique a été saluée par la Downtown Seattle Association et la Seattle Metropolitan Chamber of Commerce (traduit de l’anglais avec Google, 2023). 11% du budget municipal est dédié à la sécurité.
Comment s’en sortir ?

Nous analysons Seattle, car elle porte aussi une culture de la donnée et des nouveaux usages technologiques aux USA pour en être une des villes les plus en pointe dans ce domaine. Analyser cette ville s’est aussi s’inspirer utilement pour tenter de trouver des solutions à Charleroi face à un problème similaire. De fait, le renforcement de la police et le contrôle des actes délictueux… ne présentent pas de résultats probants. De même, on ne peut pas considérer que le chômage est le problème à Seattle, bien au contraire, il y a une forte pénurie d’emploi.
Quelle pourrait donc être la troisième voie ? Seattle tente d’investiguer en capitalisant sur les données et les outils numériques. Analyse du One Seattle Data Strategy.
Quatre axes régissent la gestion des données pour la ville. Ensuite elles sont déclinées par des objectifs selon les secteurs :
- Qualité et gouvernance des données : renforcer la gestion des données et les normes de qualité en établissant des normes et des processus unifiés pour la gestion des données dans les agences de la ville,
- Utilisation des données et équité : tirer parti des ressources et des connaissances pour accroître la collaboration, l’analyse de l’équité et la consommation de données qui conduiront à des résultats fondés sur les données, à une transparence, une gouvernance et un engagement citoyens améliorés.


Ce travail se décline déjà par une information quasi en temps réel de actions policières. À cela s’ajoute également la mise en place de systèmes d’IA qui analyse les comportements des personnes dans la rue. C’est typiquement l’analyse comportementale d’un dealer qui « zone » dans une rue et dont le comportement de la vente est typiqu . Aujourd’hui et avec les outils existants de l’intelligence artificielle, c’est possible de mesurer un comportement typé. Cette information peut être renvoyée directement à une patrouille de police qui peut se rendre sur les lieux de manière beaucoup plus ciblée et efficace que les rondes.
La ville de Seattle ne veut pas devenir une ville de type « crédit social chinois », bien au contraire, d‘autant que la communauté chinoise migrante la plus importante des USA s’y trouve. Elle applique juste les technologies existantes en proposant également un plan éthique important pour essayer d’éviter toutes dérives (les 2 points).
Le partage de la donnée (open data) est également un élément essentiel pour concilier le Kairos du Chronos et ainsi répondre avec des chiffres réels, mois après mois: Les données ont le potentiel de transformer tout ce que nous faisons en tant que ville, de la façon dont nous déployons les ressources de sécurité publique à la façon dont nous construisons les infrastructures critiques (…) Notre stratégie de données One Seattle contribuera à transformer ce potentiel en progrès alors que nous nous efforçons de servir notre communauté de manière efficace, efficiente et équitable. (le Maire de Seattle, 2023).
L’IA est déjà utilisé pour optimiser l’accès des véhicules d’urgence aux lieux de sinistre à travers le gestionnaire de la circulation et une technologie de gestion du trafic/feux de circulation/panneaux d’information (Seattle deploys AI solutions for emergency response, SmartCitiesWorld, 2023).
Comparaison et raison ?

Par cet exemple, nous voulions démontrer deux points essentiels du futur de Charleroi. Le premier est lié à la persévérance du changement de la ville. Un changement essentiel, mais nécessitant l’inclusion des habitants et usagers. L’IA et l’Open data est un facteur essentiel, tandis que la ville doit d’abord formaliser sa charte éthique de la donnée. Ensuite, le second point, est la démonstration que le problème de l’insécurité, s’il est plus sensible que réel, peut être traité avec l’IA. Et de préciser que nous ne sommes pas un fan inébranlable de l’IA et du numérique pour la ville. Toutefois, dans le cas de Charleroi où la pénurie de personnel policier restera chronique, les machines et les ordinateurs peuvent renforcer le sentiment de sécurité lié à l’impunité. « Big Brother is watching you »… c’est déjà vrai et c’est critiquable. Toutefois, l’enjeu de la transformation carolorégienne est aujourd’hui à ce prix. La raison veut que la transformation de la ville se fasse par les grandes infrastructures et les « projets urbains ». Certes, sans cela, la ville n’avancerait pas. Toutefois, ce n’est pas suffisant et l’engagement des citoyens dans cette transformation d’une dimension que la ville n’a connu qu’une seule fois après la seconde guerre mondiale avec le comblement de la Sambre/boulevard Tirou doit être le gage pérenne de la réussite encore lointaine. Le lien citoyen et gouvernance est un modèle bien connu aujourd’hui des villes intelligentes : de R. Giffinger à Nam et Prado , en passant par Ben Green, ces auteurs montrent que l’un ne peut être dissocié de l’autre. Pour Charleroi, nous proposons de réconcilier les deux grâce à la technologie… de notre quotidien pour que l’urbanité redevienne notre quotidien d’après-demain.
Bonne et belle journée à vous.
Merci pour le suivi de notre blog-à-idées ou à réflexions, c’est toujours agréable d’être lu et vous êtes de plus en plus nombreux (+ de 1 000 par mois en, moyenne). N’hésitez pas à commenter, c’est aussi une place de débats. Et surtout, merci de partager si vous soutenez nos réflexions ou recherches.

Pascal SIMOENS Architecte et urbaniste, data Scientist. Expert Smart Cities. J’ai commencé ma vie en construisant des villes en Lego, j’en ai fait mon métier. Geek invétéré, aujourd’hui je joins mes passions du numérique et de la ville au travers d’une expertise smart Cities et smart-buildings en travaillant en bureau d’étude (Poly-Tech Engineering) et j’enseigne cette même expertise à l’UMONS et l’ULB.
This post is licensed under a Creative Commons Attribution-NonCommercial 4.0 International License.

3 commentaires