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mots-clés : deepfake, réflexion, usage de l’IA, philosophie numérique, fact-checking
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Article rédigé avec l’aide de l’IA : oui (GPT o3)
En bref
- Un long billet viral prétend relater un face-à-face télévisé entre Keanu Reeves et Elon Musk autour de l’IA, opposant « authenticité humaine » à « efficacité technologique ». (Keanu Reeves SHUTS DOWN Elon Musk on Live TV – His Response Leaves the World in Shock! | HO, 14 mars 2025)
- Aucune trace de cet échange n’existe : les plateformes de vérification l’ont classé parmi les deepfakes narratifs (stories générées ou amplifiées par IA) ( Fact Check: Elon Musk Did NOT ‘Clash’ With Keanu Reeves On Live TV Between January 1 and April 10, Lead Stories, 10 Avril 2025).
- Au-delà du canular, le texte soulève de vraies questions : quelle place pour l’imperfection, la gouvernance et le sens dans l’innovation ? Nous en parlions déjà dans plusieurs de nos papiers sur le blog.
- Il n’y a jamais de fumée sans feu : précisons encore qu’une fake news a toujours besoin d’un terreau fertile pour naitre. Et en effet, cette fake est issue d’un interview de Keanu Reeves sur Wired à l’occasion de la sortie de son dernier film, John Wick et où il s’entretient sur la place des acteurs face à l’émergence des IAG (Keanu Will Never Surrender to the Machines, 14 février 2023)

Chers lecteurs,
Depuis quelques jours, l’algorithme de vos réseaux (et nos boîtes mail) s’emballe : « Keanu Reeves humilie Elon Musk en direct ! » Le script est séduisant : l’acteur-philosophe défend l’âme humaine ; le milliardaire technophile réplique avec une vidéo générée par IA ; applaudissements, révélation, rideau. L’article publié sur un site-clone puis relayé sur Substack détaille chaque réplique avec la cadence d’un blockbuster — mais sans la moindre source audiovisuelle.
Or, première alerte : pas de diffusion en direct, pas de médias tiers, pas de flux X/Twitter habituellement prolixes de Musk. Les fact-checkers de Lead Stories confirment : le duel n’a jamais eu lieu, les images sont artificielles et le timing invérifiable. Nous sommes donc face à un « synthetic event », terme anglo-saxon relevant d’un récit fabriqué pour capter l’attention, recyclé par des chaînes YouTube génératives, puis commenté comme s’il s’agissait d’un fait établi.
Intéressons-nous d’abord au débat lacé par ce deep fake. Résumé :
- L’argument Reeves : la nostalgie, l’imperfection et la présence constituent l’essence de l’art ; par exemple l’IA ne peut « vivre » un coucher de soleil ni susciter l’empathie viscérale du théâtre vivant.
- La riposte Musk : les studios chercheront toujours la rentabilité ; l’IA offrira des films «scientifiquement parfaits », sans acteurs coûteux ni caprices humains. Le libertarien n’est pas loin…
- Le retournement final : Reeves révèle financer une IA « protectrice de créativité », dénonçant la logique de remplacement plutôt que d’augmentation. Le public ovationne, Musk se tait.
Au-delà du spectaculaire (et du fictif), la dialectique reprend un vieux clivage — authenticité vs optimisation — que nous avions déjà exploré dans « L’IA : IGA ou IAG ! Quelle différence ? » (20 février 2025) et « Interfaces et approche multimodale » (11 février 2025). Nous y rappelions que l’IA générative, statistique par nature, simule plus qu’elle ne vit.
Réflexions
IGA vs IAG : remettre la nuance au centre. Malgré des évolutions phénoménales, nous expliquions dans nos papiers que confondre IA générative et intelligence générale conduit à surestimer la capacité actuelle de l’algorithme à ressentir ou comprendre ; le script viral joue justement sur cette confusion. D’un autre côté, même les scientifiques sont parfois en retard sur la réalité des faits numériques. Ainsi, il y a quelques semaines, nous avons lu dans une revue « sérieuse » un article de collègue, architecte spécialiste en conception numérique, qui affirmait que la créativité architecturale n’a pas encore été définie par l’IA. C’était sans compter sur NVIDIA qui a traité cette question bien avant l’arrivée de l’IA en 2018 avec un travail remarquable sur la génération de plan type d’appartements de 80m² à partir d’une base de données de 80.000 plans d’appartements. La force de l’IA étant de proposer un plan à partir des nouvelles contraintes (entrée, murs, fenêtres, balcons…) pour un autre projet. L’IA s’en sortant aussi bien que les architectes à 85%.
Multimodalité : l’humain augmenté plutôt que remplacé. Ce qui nous intéresse plus dans le débat Reeves/Musk — authentique ou non — c’est l’illustration de l’enjeu de cocréation ou de coopération dans notre billet sur les interfaces multimodales, nous plaidions pour des chaines de conception où l’IA accélère l’idéation sans effacer la main de l’artiste. C’est également ce que nous faisons continuellement dans le cadre de l’enseignement du numérique dans notre atelier d’architecture au sein de l’université.
Libertariens, IA et gouvernements : la politique du code. Musk incarne une vision technocratique s’inscrivant dans le libertarianisme efficient de la Silicon Valley. Nous vous en parlions aussi à travers notre article l’altruisme effectif et ses avatars : si vous vous intéressez à l’IA, vous allez en entendre beaucoup parler cette année (5 février 2024), où l’efficacité froide de l’humanité prime. Nous analysions déjà ses paradoxes : appeler à réguler quand cela sert ses intérêts ou prôner l’ouverture lorsque la concurrence est ailleurs, mais surtout, imposer aux autres ce que certains pensent comme juste. Tiens, tiens…. Ne serait-ce pas le DOGE ?
Finalement, pourquoi cette (fausse) histoire fait-elle le Buzz alors que de nombreuses autres deepfakes circulent quotidiennement ?
D’abord, nous devons contextualiser cette deepfake qui tourne essentiellement dans le monde anglo-saxon. Toutefois, il a un match narratif parfait : héros populaire vs titan technologique, David contre Goliath ! Aujourd’hui, face aux affres de Musk dans le gouvernement américain et à la paralysie des oppositions, cette Deepfake fait du bien… un peu comme les héros Marvel : même quand tout est perdu, il y a un sauveur qui clame nos peurs et nous protège. Dans le même temps, le héros est parfait. Face à la méfiance croissante envers les géants du numérique, l’aura « cyberpunk » de Reeves rassure ceux qui craignent l’IA.
Conclusion
Si vous nous suivez régulièrement, vous savez que nous sommes un technophile averti et critique (tout comme Keanu Reeves, qui investit aussi dans l’IA !). Il est essentiel de comprendre que nous sommes entrés dans l’ère des débats fallacieux : des affrontements idéologiques prêts-à-porter, conçus pour l’économie de l’attention. Sans vigilance, ces récits façonnent l’opinion avant même que la réalité n’ait voix au chapitre. Pour contrer cette consommation sur mesure, nous pensons qu’il ne faut pas avoir peur d’entrer dans ces débats « qui n’existent pas ». À défaut, comme nous l’avons prouvé à maintes reprises avec la problématique des voitures électriques, seuls les leaders de ces informations trompeuses prennent le devant de la scène et diffusent des informations fausses auprès d’un grand nombre de personnes qui ne désirent pas s’informer et encore moins vérifier les faits. La démocratie est à ce prix, comme le dénonçait Orwell dans 1984 et les archives des journaux adaptés chaque jour en fonction des « nouvelles nouvelles » apportées au peuple. Aujourd’hui, plus besoins de découper les papiers, il suffit d’une IA.
Nous ne sommes donc déjà plus dans l’ère du conseil « avant de partager un « clash historique », traquez la source vidéo ; l’absence d’archives est un indice décisif », c’est ce que me propose ChatGPT. Je pense qu’il se trompe. Il vaut mieux encadrer la générativité par la réactivité de » ceux qui se prennent la peine de vérifier. Ce sera peut-être la prise de conscience des législateurs, appuyés par une pression populaire grandissante, des solutions existent déjà à travers des « Interfaces multimodales » pour exiger la traçabilité (watermarks, métadonnées) des contenus synthétiques.
Bref,
le duel Reeves/Musk n’aura peut-être jamais eu lieu, mais il révèle notre appétit pour des récits où l’IA sert de miroir à nos angoisses créatives. La question n’est pas si l’IA remplaçait l’humain, mais comment l’humain redéfinissait sa place dans un monde outillé par l’IA. Trouvons un équilibre entre l’émerveillement et la vigilance en optant pour la co-création plutôt que pour l’attitude « tout ou rien ».
À bientôt pour de nouvelles explorations numériques — réelles cette fois-ci !
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En complément :
https://youtu.be/5lqRFaVV73Y?si=NkRKfmW-mzGWRBKy

Pascal SIMOENS Ph.D, Architecte et urbaniste, data Scientist, expert Smart Cities. J’ai commencé ma vie en construisant des villes en Lego, j’en ai fait mon métier. Geek invétéré, aujourd’hui je joins mes passions du numérique et de la ville au travers d’une expertise smart Cities et smart-buildings en travaillant en bureau d’étude (Poly-Tech Engineering) et j’enseigne cette même expertise à l’UMONS et l’ULB. Complémentairement, je suis membre du bureau et trésorier du Conseil francophone et germanophone de l’ordre des architectes, baron au sein du Conseil national de l’Ordre des architectes.
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